Page:Leroux - Rouletabille chez le Tsar.djvu/54

Cette page a été validée par deux contributeurs.
48
L’ILLUSTRATION

— Monsieur Rouletabille, pour qui nous prenez-vous ? Vous êtes l’hôte du tsar.

— Ah ! ah ! voilà une parole d’honnête homme !… Eh bien, je me conduirai avec vous en honnête homme, monsieur Koupriane. Je vous dirai ce que j’ai découvert. Je ne veux point par un sot amour-propre ne point vous faire profiter d’une chose qui pourra peut-être, je dis peut-être, vous permettre de sauver le général…

— Dites… je vous écoute…

— Mais il est bien entendu qu’une fois que je vous aurai dit cela vous me donnerez mon passeport et que vous me laisserez partir !

— Vous ne pouvez pas, demanda Koupriane de plus en plus troublé et après un moment d’hésitation, vous ne pouvez pas « me dire cela » et rester ?

— Non, monsieur. Du moment où l’on me met dans la nécessité d’expliquer chacun de mes pas et chacun de mes actes, j’aime mieux partir et vous laisser cette « responsabilité » dont vous parliez tout à l’heure, mon cher monsieur Koupriane !

Étonnée et inquiète de cette longue conversation entre Rouletabille et le grand maître de police, Matrena Pétrovna ne cessait de tourner vers eux un regard d’angoisse qui s’adoucissait en fixant Rouletabille. Koupriane y lut tout l’espoir que la brave dame mettait dans le jeune reporter, et il lut aussi dans le regard de Rouletabille toute l’extraordinaire confiance que ce gamin avait en lui-même. Enfin, celui-ci n’avait-il pas fait déjà ses preuves dans des circonstances où toutes les polices du monde se fussent avouées vaincues ? Koupriane serra la main de Rouletabille et lui dit ce seul mot : « Restez ! »… Et ayant salué affectueusement le général, Matrena, et rapidement les amis, il s’éloigna le front pensif.

Pendant ce temps, le général, enchanté de sa promenade, racontait des histoires du Caucase à ses amis, se croyait redevenu jeune et revivait ses nuits de sous-lieutenant à Tiflis. Quant à Natacha, on ne l’avait pas revue… On reprit le chemin de la villa par les petits sentiers déserts.

En arrivant, le général demanda où était Natacha, ne comprenant point qu’elle l’eût abandonné ainsi dans sa première sortie. Le schwitzar lui répondit que la jeune fille était revenue à la maison et en était ressortie environ un quart d’heure plus tard, reprenant le chemin suivi par les promeneurs, et qu’il ne l’avait pas revue.

Boris prit aussitôt la parole.

— Elle sera passée de l’autre côté des voitures, pendant que nous étions derrière les arbres, général… et, ne nous voyant pas, elle aura continué son chemin, faisant le tour de l’île, du côté de la Barque.

L’explication parut des plus plausibles.

— Il n’est venu personne d’autre ? demanda Matrena, en s’efforçant d’affermir sa voix. Rouletabille voyait sa main trembler sur la poignée de la petite voiture qu’elle n’avait pas quittée d’une seconde, pendant toute la promenade, refusant l’aide des officiers, des amis et même de Rouletabille.

— Il est venu d’abord le grand maître de police, qui m’a dit qu’il allait à votre rencontre, barinia, et, tout à l’heure, Son Excellence le maréchal de la cour. Son Excellence va revenir, bien qu’elle soit très pressée, devant prendre le train de sept heures pour Tsarskoïe-Selo.

Tout ceci avait été dit en russe, naturellement, mais Matrena Pétrovna traduisait les paroles du schwitzar en français, à voix basse, pour Rouletabille qui se trouvait près d’elle. Le général, pendant ce temps, avait pris la main de Rouletabille et, la lui serrant affectueusement, comme si, par cette pression muette, il le remerciait de tout ce que le jeune homme faisait pour eux. Lui aussi, Féodor, avait confiance, et il lui était reconnaissant de l’air libre qu’il venait enfin de respirer. Il lui semblait qu’il venait de sortir de prison. Tout de même, comme la promenade l’avait un peu fatigué, Matrena ordonna le repos immédiat. Athanase et Thadée prirent congé. Les deux officiers étaient déjà au fond du jardin, parlant froidement et se tenant debout en face l’un de l’autre, comme des soldats de bois. Sans doute devaient-ils régler entre eux les conditions d’une rencontre destinée à liquider le petit différend de tout à l’heure.

Le schwitzar porta, dans ses bras puissants, le général dans la véranda. Avant