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L’ILLUSTRATION

— Il y aura, ce soir, une lettre d’Annouchka… au courrier de cinq heures. (Détachant chaque syllabe :) Très important, y répondre tout de suite.


Ces notes n’étaient suivies d’aucun commentaire.

Après le déjeuner, ces messieurs jouèrent au poker jusqu’à quatre heures et demie, qui est l’heure « chic » de la promenade à la Strielka. Rouletabille avait commandé à Matrena la promenade exactement pour cinq heures moins un quart. Il parut, sur ces entrefaites, annonçant qu’il venait d’interviewer le maire de Saint-Pétersbourg, ce qui fit éclater de rire Athanase qui ne comprenait point que l’on vînt de Paris pour s’entretenir « avec ces gens-là ». Natacha sortit de sa chambre pour prendre part à la promenade. Son père ne lui trouva pas « bonne mine »

On quitta la villa. Rouletabille constata que les dvornicks étaient devant la grille et que le schwitzar était à son poste, d’où il pouvait voir toute personne entrant dans la villa ou en sortant. Matrena poussait elle-même la petite voiture. Le général était radieux. Il avait à sa droite Natacha et à sa gauche Athanase et Thadée. Les deux officiers d’ordonnance suivaient en s’entretenant avec Rouletabille qui les avaient accaparés. La conversation roulait sur le dévouement de Matrena Pétrovna qu’ils mettaient au-dessus des plus beaux traits héroïques de l’antiquité et aussi sur l’amour de Natacha pour son père. Rouletabille les fit causer.

Boris Mourazof raconta que cet amour exceptionnel s’expliquait par le fait que la mère de Natacha, la première femme du général, était morte en donnant le jour à son enfant et que Féodor Féodorovitch avait été à la fois un père et une mère pour sa fille. Natacha avait sept ans quand Féodor Féodorovitch avait été nommé gouverneur d’Orel. Aux environs d’Orel, l’été, le général et sa fille avaient voisiné avec la famille du vieux Pétrof, un des plus riches marchands de fourrure de la Russie. Le vieux Pétrof avait une fille, Matrena, qui était magnifique à voir, comme une belle plante des champs. Elle était toujours de bonne humeur, ne disait jamais de mal du prochain, n’avait point les belles manières de ces dames de la ville, mais un grand cœur tout simple, avec lequel elle aima tout de suite la petite Natacha.

L’enfant rendit à la belle Matrena cette affection et c’est en les voyant toujours heureuses de se trouver ensemble que Trébassof songea à reconstituer son foyer. Les noces furent vite décidées, et la petite, en apprenant que sa bonne amie Matrena allait se marier avec son papa, sauta de joie. Or, un malheur arriva quelques semaines seulement avant la cérémonie. Le vieux Pétrof, qui spéculait en bourse depuis longtemps sans qu’on n’en sût rien, fut ruiné de fond en comble. C’est Matrena qui vint, un soir, apprendre la triste nouvelle à Féodor Féodorovitch et lui rendre sa parole. Pour toute réponse, Féodor mit Natacha dans les bras de Matrena : « Embrasse ta mère », dit-il à l’enfant ! Et, à Matrena : « À partir d’aujourd’hui, je te considère comme ma femme, Matrena Pétrovna. Tu dois m’obéir en tout. Va porter cette réponse à ton père, et dis-lui que ma bourse est à sa disposition. »

Le général était déjà, à cette époque, avant même qu’il eût hérité des Cheremaïef, immensément riche. Il avait des terres, derrière Nijni, aussi vastes qu’une province, et il eût été difficile de compter le nombre de moujiks qui travaillaient pour lui sur son bien. Le vieux Pétrof donna sa fille et ne voulut rien accepter. Féodor désirait constituer une bonne dot à sa femme ; le vieux s’y opposa, et Matrena trouva cela parfait à cause de Natacha : « C’est le bien de la petite ; j’accepte d’être sa mère, mais à la condition de ne point lui faire tort d’un kopeck. »

— De telle sorte, conclut Boris, que, le général mourrait demain, elle serait plus pauvre que Job.

— Ainsi, le général est le seul bien de Matrena, réfléchit tout haut Rouletabille.

— Je comprends qu’elle y tienne ! fit Michel Korsakof, en poussant une bouffée de sa cigarette blonde. Regardez-la. Elle le veille comme un trésor.