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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

NOTES DU CARNET DE ROULETABILLE :

Natacha, descendue au jardin avec un livre qu’elle donne à Boris, qui lui baise longuement la main : — Voici votre livre, je vous le rends. Je n’en veux plus, j’y prends des idées qui bouillonnent dans ma tête. Cela me fait mal à la tête. C’est vrai, vous avez raison, je n’aime point les nouveautés, je m’en tiens à Pouchkine, parfaitement. Le reste m’est égal. Avez-vous passé une bonne nuit ?

Boris (beau jeune homme d’une trentaine d’années, blond, efféminé, triste. Propos curieux chez un monsieur qui s’appuie en parlant sur un grand sabre) : — Natacha, il n’y a pas une heure que je puisse vraiment appeler bonne, si je la passe loin de vous, chère, chère Natacha.

— Je vous demande sérieusement si vous avez passé une bonne nuit ?

Elle lui prend la main un instant et le regarde, mais il secoue la tête.

— Qu’avez-vous fait, cette nuit, en rentrant chez vous ? demanda-t-elle encore avec insistance. Avez-vous encore veillé ?

— Je vous obéis : je ne suis resté qu’une demi-heure à la fenêtre en regardant la villa et je me suis couché.

— Oui, il faut vous reposer, je le veux pour vous comme pour tous. Cette vie de fièvre est impossible. Matrena Pétrovna nous rend tous malades, et nous serons bien avancés.

— Hier, dit Boris, je suis resté à regarder la villa, une demi-heure à ma fenêtre. Chère, chère villa, chère nuit où je vous sentais respirer, vivre près de moi… Comme si vous aviez été contre mon cœur… J’avais envie de pleurer à cause de Michel que j’entendais siffler dans sa chambre. Il paraissait heureux. Enfin, je ne l’ai plus entendu, je n’ai plus entendu que le double chœur des grenouilles des étangs des îles. Nos étangs, Natacha, sont semblables aux lacs enchantés du Caucase qui se taisent le jour et qui chantent le soir : il y a là d’innombrables hordes de grenouilles qui chantent le même accord, les unes en majeur, les autres en mineur. Les chœurs d’étang à étang se parlent, se lamentent et gémissent à travers les champs et les jardins, et se répondent comme des harpes éoliennes placées en face l’une de l’autre.

— Les harpes éoliennes faisaient-elles tant de bruit, Boris ?

— Vous souriez ! Je ne vous retrouve plus par moments. C’est Michel qui vous change, je suis à bout !… (ici paroles en russe)… Je ne serai tranquille que lorsque je serai votre époux. Je ne comprends rien à votre conduite avec Michel.

(De nouveau, ici, des paroles en russe que je ne comprends pas.)

— Parlez français, voilà le jardinier, dit Natacha.

Je ne veux pas de cette vie comme vous l’avez arrangée ! Pourquoi ce mariage retardé ? Pourquoi ?

(Parole en russe de Natacha. Geste désespéré de Boris.)

— Combien… Vous dites : longtemps !… Ça ne veut rien dire ça, longtemps ?… Combien ? Un an ? Deux ans ? Dix ans ?… Mais parlez, ou je me tue à vos pieds !… Non ! Non ! Parlez, ou je tue Michel ! ma parole !… comme un chien !…

Je vous jure, sur la tête de votre mère, Boris, que la date de notre mariage ne dépend pas de Michel…

(Quelques paroles en russe. Boris, un peu consolé, lui baise longuement la main.)


Conversation entre Michel et Natacha dans le jardin :

— Eh bien ? Lui avez-vous dit ?

— Je finirai bien par lui faire comprendre qu’il n’a plus aucun espoir… aucun… Il faut avoir de la patience : j’en ai bien, moi…

— Il est stupide et agaçant.

— Stupide, non… Agaçant, oui… si vous voulez… Vous aussi, vous êtes agaçant…

— Natacha… Natacha… (Ici des mots en russe). Et, comme Natacha s’éloigne, Michel lui met la main à l’épaule, l’arrête et lui dit, en la regardant dans les yeux :