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L’ILLUSTRATION

fait venir de chez ma mère qui habite Orel, et qui nous sont dévoués comme des bouledogues. Nulle boîte de conserve n’entre en bas sans avoir été préalablement ouverte dehors. Aucun paquet n’est reçu des fournisseurs sans avoir été également ouvert dans la loge… Dedans ! dedans ! nous pouvons être à peu près tranquilles, même sans la police… mais dehors !… dehors !…

— Madame, on va essayer de vous tuer votre mari avant quarante-huit heures… Voulez-vous que je le sauve et peut-être pour longtemps… peut-être pour toujours ?…

— Ah ! comme il parle !… comme il parle, le cher petit domovoï !… Mais que va dire Koupriane qui ne permettait plus aucune sortie… aucune… du moins pour le moment !… Ah ! comme il me regarde, le cher petit domovoï !… Eh bien, oui ! là, je ferai ce que vous voudrez…

— Eh bien, venez avec moi dans le jardin.

Elle descendit en s’appuyant sur son bras.

— Voilà ! fit Rouletabille. Cet après-midi, nous allons donc sortir avec le général. Tout le monde suivra sa petite voiture ; tout le monde, vous entendez bien, je veux dire, comprenez-moi bien, madame, que l’on invitera à venir tous ceux qui seront là ; seuls, ceux qui voudront rester resteront… Et l’on n’insistera pas… oui, vous m’avez compris… Pourquoi donc tremblez-vous ?

— Mais… qui est-ce qui gardera la maison ?…

— Personne. Vous direz simplement à votre suisse de regarder, de sa loge, ceux qui pourront entrer dans la villa, mais cela de sa loge, sans se déranger… et sans faire d’observation… aucune…

— Je ferai ce que vous voudrez. Est-ce qu’on doit annoncer cette sortie à l’avance ?

— Mais comment donc ! ne vous gênez pas… apprenez à tout le monde la bonne nouvelle.

— Oh ! je ne l’annoncerai qu’au général et aux amis, vous comprenez bien…

— Ah ! encore un mot… Ne m’attendez pas pour le grand déjeuner.

— Comment ! Vous allez nous quitter, s’exclama-t-elle tout de suite, haletante. Non ! Non ! Je ne le veux pas !… Je veux bien rester sans police, mais je ne veux pas rester sans vous… Tout peut arriver pendant votre absence ! Tout ! tout ! reprit-elle avec une singulière énergie… Car moi, je ne veux pas, je ne peux pas regarder comme il faudrait, peut-être… Ah ! vous me faites dire des choses !… Ne vous en allez pas !…

— Ne craignez rien, je ne vous quitterai pas, madame… mais il se peut que je ne déjeune pas… Si on vous demande où je suis, vous direz que je fais mon métier et que je suis ailé interviewer les hommes politiques dans la ville.

— Il n’y a qu’un homme politique en Russie, répliqua tout crûment Matrena Pétrovna, c’est le tsar…

— Eh bien, vous direz que je suis allé interviewer le tsar.

— Mais on ne me croira pas ! Et où serez-vous ?

— Je n’en sais rien, mais je serai à la maison !

— Bien, bien, cher petit domovoï… Et elle s’en alla, ne sachant plus ce qu’elle pensait, ni ce qu’il fallait penser, — la tête perdue.


Dans la matinée, arrivèrent Athanase Georgevitch et Thadée Tchichnikof. Le général était descendu dans la véranda. Michel et Boris ne tardèrent point à leur tour de venir s’enquérir de la façon dont on avait passé la nuit, sans police. Quand ils apprirent tous que Féodor allait faire une promenade l’après-midi, il y eut des applaudissements. « Bravo ! une promenade à la Strielka ! (à la pointe de l’île) à l’heure des équipages !… C’est parfait ! Caracho ! Nous en serons tous !… » Le général retint encore tout ce monde à déjeuner. Natacha parut au repas, assez mélancolique. Elle avait eu, un peu avant le déjeuner, dans le jardin, une double conversation avec Boris, puis avec Michel. On n’aurait peut être jamais su ce que ces trois jeunes gens s’étaient dit si quelques notes sténographiées sur le carnet de Rouletabille ne nous en avaient donné un aperçu ; le reporter avait dû les surprendre bien par hasard, car il était incapable d’écouter aux portes, comme tout honnête reporter qui se respecte.