Page:Leroux - Rouletabille chez le Tsar.djvu/45

Cette page a été validée par deux contributeurs.
39
ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

le pense, Natacha est victime des mauvais livres qui ont exalté la cervelle de tous ces pauvres enfants révoltés. Oui, oui, il vaudrait mieux pour elle et pour nous qu’elle ne sache pas lire, car il y a des moments, ma parole, où elle divague, et je me suis dit plus d’une fois qu’avec des idées pareilles sa place n’était point dans notre salon, mais derrière une barricade… Tout de même, ajouta-t-il après réflexion, j’aime mieux la trouver dans le salon où je l’embrasse que derrière la barricade où je la tuerais comme un petit chien enragé. » Mais mon mari, mon cher petit monsieur, ne disait pas ce qu’il pensait, car il adore sa fille plus que tout au monde et il y a des choses qu’un général, même un général gouverneur, ne peut pas faire sans violer les lois divines et humaines. Il soupçonne aussi Boris de monter la tête de notre Natacha. Mon mari a beaucoup plus d’estime pour Michel Korsakof à cause de son caractère irréductible et pour sa conscience de granit. Plus d’une fois, il m’a dit : « Voilà l’aide qu’il m’aurait fallu dans les mauvais jours de Moscou. Il m’aurait épargné bien de la peine individuelle. » De la part du général, je comprends cela, mais qu’un pareil caractère de tigre puisse plaire à Natacha… ou ne pas lui déplaire… ces jeunes filles de la capitale, on ne les connaîtra jamais !

Rouletabille demanda :

— Pourquoi Boris demandait-il à Michel : « Nous rentrons ensemble ? » Ils habitent donc ensemble ?

— Oui, dans une petite villa de Krestowsky Ostrov, l’île en face de la nôtre, que l’on aperçoit de la croisée du petit salon. C’est Boris qui l’a choisie à cause de cela. Les officiers d’ordonnance voulaient qu’on leur dressât un lit de camp dans la maison même du général, par un dévouement naturel ; mais, moi, je m’y suis opposée, pour les éloigner tous deux de Natacha, en qui, du reste, j’ai la plus entière confiance, et que l’on ne saurait rendre responsable de l’extravagance des hommes, donc !

Ermolaï venait les chercher pour le petit déjeuner. Ils retrouvèrent Natacha, déjà à table et qui mangeait à pleines dents une tartine d’anchois et de caviar :

— Dis donc, mama, tu ne sais pas ce qui me donne de l’appétit : c’est la pensée de la tête que doit faire ce pauvre Koupriane ! J’ai envie d’aller le voir !

— Si vous le voyez, fit Rouletabille, inutile de lui dire que le général va faire une bonne promenade dans les Îles, cet après-midi, car il ne manquerait pas de nous envoyer un escadron de gendarmes.

— Papa ! Une promenade dans les Îles !… C’est vrai !… Qu’il va être heureux !

Mais Matrena Pétrovna s’était levée :

— Ah çà ! est-ce que vous devenez fou, mon cher petit domovoï ?… vraiment fou ?

— Pourquoi ?… Pourquoi ?… C’est très bien !… je cours le dire à papa !…

— Ton père est enfermé ! fit sèchement Matrena.

— Oui ! Oui ! enfermé ! Tu as les clefs ! Tu as les clefs ! Enfermé jusqu’à la mort !… Vous le tuerez !… C’est vous qui le tuerez !…

Et elle se leva de table sans attendre la réplique de Matrena et s’en alla s’enfermer elle aussi dans sa chambre. Matrena regardait Rouletabille qui continuait de déjeuner comme si rien ne s’était passé.

— Ah çà ! est-ce que vous parlez sérieusement ? lui demanda-t-elle, en venant s’asseoir tout près de lui. Une promenade ! Sans la police !… Mais nous avons encore reçu une lettre ce matin nous annonçant qu’avant quarante-huit heures le général serait mort !

— Quarante-huit heures ! fit Rouletabille, en trempant son pain beurré dans son chocolat… quarante-huit heures… c’est possible !… En tous cas, je sais qu’ils tenteront quelque chose très prochainement.

— Mon Dieu ! qu’est-ce qui vous fait croire cela ? Vous parlez avec une assurance !

— Madame, il faut faire tout ce que je vais vous dire… à la lettre…

— Mais faire sortir le général, sans qu’il soit gardé, comment pouvez-vous prendre une responsabilité pareille ?… Quand j’y songe… quand j’y songe bien, je me demande comment vous avez osé m’enlever la police !… Mais ici, au moins, je sais ce qu’il faut faire pour être à peu près tranquille… je sais qu’en bas, avec gniagnia et Ermolaï, nous n’avons rien à craindre. Aucune personne étrangère n’a le droit d’approcher même des sous-sols. Les provisions sont apportées de la loge par nos dvornicks, que nous avons