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L’ILLUSTRATION

n’était point sans savoir que Boris manquait de zèle dans la répression et n’encourageait guère le général à se montrer sévère comme il le fallait pour le salut de notre empire. Celui-là, c’est un cœur de marbre qui ne connaît que la consigne et qui massacrerait père et mère en criant : « Vive le tsar ! » En vérité, son cœur ne s’est ému qu’en voyant Natacha. Et cela encore nous a causé bien du tourment à Féodor et à moi !… Cela nous amenait une complication inutile que nous aurions voulu faire cesser par le prompt mariage de Natacha et de Boris. Mais Natacha, à notre grande surprise, n’a pas voulu !… Non ! elle n’a pas voulu, disant qu’il serait toujours temps de penser à ses noces et qu’elle n’a point de hâte de nous quitter. En attendant, elle s’entretient avec ce Michel comme si elle ne craignait point son amour… et ce Michel n’a point l’air désespéré, bien qu’il sache les fiançailles de Natacha et de Boris… et ma belle-fille n’est point coquette… non !… non !… on ne peut pas dire qu’elle soit coquette !… du moins, on n’a pas pu le dire jusqu’à l’arrivée de Michel… Est-ce qu’elle serait coquette ?… C’est mystérieux, les jeunes filles, très mystérieux, surtout quand elles ont le regard calme et tranquille de Natacha en toute occasion : un visage — monsieur — vous l’avez peut-être remarqué, dont la beauté ne bronche pas… quoi qu’on dise et qu’on fasse… excepté quand la fusillade tue, dans la rue, ses petites camarades de l’école… Alors, là, je l’ai vue bien malade, ce qui prouve qu’elle a un grand cœur sous sa beauté tranquille… Pauvre Natacha… je l’ai vue aussi inquiète que moi pour la vie de son père… Mon petit ami, je l’ai vue cherchant au milieu de la nuit, avec moi, sous les meubles, les petites boîtes infernales… Et puis elle a compris que cela devenait maladif, enfantin, indigne de nous, de nous traîner comme ça, comme des bêtes peureuses sous les meubles… et elle m’a laissée chercher toute seule… Il est vrai qu’elle ne quitte guère le général, qu’elle est rassurée et rassurante à son côté : ce qui est d’un excellent effet moral pour lui… pendant que moi je tourne, je cherche comme une bête… Et elle est devenue aussi fataliste que lui… et maintenant elle chante des vers sur la guzla, comme Boris, ou parle dans les coins avec Michel, ce qui les fait enrager l’un et l’autre… C’est curieux, les jeunes filles de Pétersbourg et de Moscou… très curieux… Nous n’étions pas comme ça, de notre temps, à Orel.

Sur ces entrefaites, Natacha parut, souriante et fraîche comme une jeune fille qui a passé une nuit excellente. Gentiment, elle s’informa de la santé du jeune homme, embrassa Matrena, comme on embrasse une mère bien-aimée, et la gronda de sa veille de la nuit.

— Tu n’as pas fini, mama, tu n’as pas fini, bonne mama, hein ?… Tu ne vas pas être raisonnable un peu, à la fin !… je te prie… qu’est-ce qui m’a donné une mama pareille ?… Pourquoi ne dors-tu pas ?… La nuit est faite pour dormir… C’est Koupriane qui te monte la tête… Toutes les vilaines histoires de Moscou sont finies… il ne faut plus y penser… Ce Koupriane fait l’important avec sa police et vous affole tous… je suis persuadée que l’affaire du bouquet a été montée par ses agents…

— Mademoiselle, dit Rouletabille, je les ai fait tous renvoyer, tous… car je ne suis pas éloigné de penser comme vous.

— Eh bien, vous serez mon ami, monsieur Rouletabille. Je vous le promets, puisque vous avez fait cela… Maintenant que les agents sont partis, nous n’avons plus rien à craindre… rien… je te le dis, mama, tu peux me croire et ne plus pleurer.

— Oui, embrasse-moi, embrasse-moi encore ? répétait Matrena qui s’essuyait les yeux ; quand tu m’embrasses, j’oublie tout !… Tu m’aimes comme ta mère, dis ?

— Comme ma mère… comme ma vraie mama !…

— Tu n’as rien de caché pour moi, dis, Natacha !…

— Rien de caché !…

— Alors, pourquoi fais-tu souffrir ton Boris ? Pourquoi ne te maries-tu pas ?

— Parce que je ne veux pas te quitter, ma mama chérie !… Et elle s’échappa en bondissant sur les plates-bandes.

— La chère enfant, fit Matrena, la chère petite, elle ne sait pas combien elle nous fait de la peine, parfois, sans le savoir, avec ses idées… des idées extravagantes. C’est ce que me disait son père, un jour, à Moscou : « Matrena Pétrovna, je te le dis comme je