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L’ILLUSTRATION

tres, vous connaissez, petit domovoï ?… On surprit ainsi une bombe qui était en train de descendre dans la cheminée du cabinet du ministre[1]. Les nihilistes l’avaient attachée à une corde et étaient montés sur les toits pour lui faire prendre ce chemin. L’un des nihilistes put être arrêté, envoyé à Schlusselbourg et pendu. Ici, vous avez pu voir que tous les tabliers des cheminées sont relevés.

— Madame, interrompit Rouletabille, (Matrena Pétrovna ne savait pas qu’on ne détournait jamais l’attention de Rouletabille) madame… on gémit encore là-haut…

— Eh ! ceci n’est rien, mon petit ami… c’est le général qui a des nuits difficiles… Il ne peut dormir sans narcotique… et cela lui donne la fièvre… Je vais donc vous dire comment le troisième attentat est arrivé. Et vous comprendrez, par la Vierge Marie, comment j’ai encore, j’ai encore, parfois, dans les oreilles, des tic tac…

» Un soir que le général commençait à reposer et que je me trouvais dans ma chambre, j’entends distinctement le tic tac d’un mouvement d’horlogerie. Toutes les horloges étaient arrêtées, comme me l’avait recommandé Koupriane, et j’avais envoyé la grosse montre de Féodor, sous un prétexte quelconque, chez l’horloger. Vous comprenez l’effet produit par le tic tac !… Affolée, je tourne la tête de tous côtés et me rends compte que le bruit vient de la chambre de mon mari. J’y cours. Il dormait toujours, lui ! Le tic tac était là, mais où ?… Je tournais sur moi-même comme une folle. La chambre était plongée dans une demi-obscurité et il m’était absolument impossible d’allumer une lampe parce qu’il me semblait que je n’en aurais pas le temps et que la machine infernale allait éclater dans la seconde. Je me jetai par terre et collai mon oreille sous le lit. Le bruit venait d’au-dessus, mais d’où ?… Je bondis à la cheminée, espérant que, malgré mes ordres, on avait remonté la pendule. Non ! ce n’était pas cela !… Enfin, il me semblait maintenant que le tic tac venait du lit lui-même, que la machine était dans le lit ! Le général alors se réveille et me crie : « Qu’y a-t-il, Matrena ? Qu’est-ce que tu as ? » Et il se soulève sur sa couche, tandis que je lui crie : « Écoute ! écoute le tic tac !… Tu n’entends pas le tic tac !… » Et je me précipitai sur lui et je le serrai dans mes bras pour l’emporter, mais j’étais trop tremblante, trop faible de peur, et je retombai sur le lit avec lui en hurlant comme une folle : « Au secours ! » Il me repoussa et me dit rudement : « Écoute ! Écoute donc ! » L’affreux tic tac était derrière nous, maintenant, sur la table… Mais il n’y avait rien sur la table que la veilleuse, le verre contenant la potion et un vase d’argent où j’avais moi-même, le matin, mis une gerbe d’herbes et de fleurs sauvages que m’avait apportée Ermolaï à son retour d’Orel, des fleurs du pays… Tout à coup, je bondis sur la table, sur les fleurs… je tâtai les fleurs, les herbes, je sentis une résistance… le tic tac était dans le bouquet ! je pris le bouquet à pleines mains, j’ouvris la fenêtre et le jetai avec fureur dans le jardin… Au moment même, la bombe éclata avec un bruit terrible, me faisant une assez grave blessure à la main. Véritablement, mon cher petit domovoï, ce jour-là, nous avons été tout près de la mort, mais Dieu et le Petit Père veillaient sur nous !…

Et Matrena Pétrovna fit le signe de la croix.

— Toutes les vitres de la maison furent brisées. En somme, nous en fûmes quittes pour l’épouvante et pour faire venir le vitrier, mon petit ami, mais j’ai bien cru que tout était fini.

— Et Mlle Natacha ? demanda Rouletabille, elle a dû aussi avoir bien peur, car, enfin, toute la maison pouvait sauter.

— Évidemment ! mais Natacha n’était pas là, cette nuit-là. C’était un samedi. Elle avait été invitée à la soirée du « Michel » par les parents de Boris Nikolaïovitch et elle avait couché chez eux, après souper à l’Ours comme c’était entendu. Le lendemain, quand elle apprit le danger auquel le général avait échappé, elle se prit à trembler de tous ses membres. Elle se jeta dans les bras de son père, en pleurant, ce qui était bien compréhensible, et elle déclara qu’elle ne s’absenterait plus ! Le général lui raconta ce que j’avais fait ; alors elle me pressa sur son cœur en me disant « qu’elle n’oublierait jamais une telle action et qu’elle m’aimait plus encore que si j’avais été vrai-

  1. Historique attentat contre Witte.