Page:Leroux - Rouletabille chez le Tsar.djvu/31

Cette page a été validée par deux contributeurs.
25
ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

le devoir du soldat au moment des massacres ; je lui reproche même de s’être montré aussi femmelette que nous en se jetant aux pieds du général, derrière Natacha et moi, quand il a fallu tuer tous ces pauvres moujicks de Presnia. Ce n’était point son rôle. Un soldat est un soldat. Mon mari l’a rudement relevé et lui a commandé, pour sa peine, de marcher en tête des troupes. C’était bien fait. De quoi s’occupait-il ? Le général avait déjà bien assez de lutter avec toute la révolution, avec sa conscience, avec la pitié naturelle qui est dans le cœur d’un brave homme et avec les pleurs et insupportables gémissements, dans un moment pareil, de sa fille et de sa femme. Boris l’a compris, et il a obéi ; mais, après la mort des pauvres étudiants, il s’est encore conduit comme une femme en faisant des vers sur les héros des barricades. Croyez-vous ?… des vers que Natacha et lui apprenaient par cœur, en pleurant, quand ils ont été surpris par le général. Il y a eu une scène terrible. C’était avant l’avant-dernier attentat ; le général avait alors l’usage de ses deux jambes. Il a frappé des deux pieds à en ébranler la maison !

— Madame, fit Rouletabille, à propos d’attentat, il faut me raconter le troisième.

Comme il parlait ainsi, en se rapprochant d’elle, Matrena Pétrovna lui jeta un « Écoutez ! » qui le fit se dresser dans la nuit, l’oreille au guet. Qu’avait-elle entendu ? Lui, il n’entendait rien.

— Vous n’entendez pas, lui souffla-t-elle avec effort, un… un tic tac ?… Non !

— Rien, je n’entends rien !

— Vous savez, comme un tic tac d’horloge… écoutez !…

— Comment pouvez-vous entendre ce tic tac ? J’ai remarqué qu’aucune pendule, aucune horloge ne marchait ici…

— Comprenez donc ! c’est pour que nous puissions mieux entendre le tic tac…

— Oui, oui, je comprends… je comprends… mais je n’entends rien !

— Moi, je crois l’entendre tout le temps, ce tic tac, depuis le dernier attentat… je l’ai gardé dans les oreilles, c’est affreux… se dire qu’il y a quelque part un mouvement d’horlogerie qui va déclancher la mort… et ne pas savoir où… ne pas savoir où !… Je suis bien contente que vous soyez là… pour me dire qu’il n’y a pas de tic tac… Quand j’avais les policiers, je les faisais tous écouter… tous… et je n’étais rassurée qu’en les entendant affirmer tous, qu’il n’y avait pas de tic tac… C’est terrible d’avoir ça dans l’oreille, tout à coup, au moment où je m’y attends le moins… Tic tac !… Tic tac !… C’est le sang qui me bat dans l’oreille, par instant, plus fort, comme s’il frappait sur un timbre… Tenez ! j’en ai des gouttes d’eau sur les mains… Écoutez !…

— Ah ! cette fois, on parle… on pleure, dit le jeune homme !

— Chut !… (Et Rouletabille sentit la main crispée de Matrena Pétrovna sur son bras)… C’est le général… c’est le général qui rêve !…

Et elle l’entraîna dans la salle à manger, dans un coin d’où l’on n’entendait plus les gémissements… Mais toutes les portes faisant communiquer salle à manger, salon et petit salon restaient ouvertes derrière eux, par les soins obscurs de Rouletabille…

Celui-ci attendait que Matrena, dont il entendait le souffle fort, se fût un peu remise… Au bout d’un instant, bavarde, et comme si elle eût voulu détourner l’attention de Rouletabille des bruits d’en haut, des soupirs d’en haut, elle reprit :

— Tenez ! vous parliez des horloges… mon mari a une montre qui sonne, eh bien, j’ai arrêté sa montre… car, plus d’une fois, j’ai été épouvantée d’entendre le tic tac de sa montre dans son gilet… C’est Koupriane qui m’avait donné le conseil, un jour qu’il était ici et qu’il avait dressé l’oreille au bruit du balancier d’une pendule, d’arrêter toutes mes horloges et pendules, de façon à ce que l’on ne fût point trompé sur la nature du tic tac qui pouvait sortir d’une machine infernale déposée dans quelque coin. Il en parlait par expérience, mon cher petit monsieur, et c’était par son ordre que toutes les horloges du ministère, sur la Naberjnaïa, avaient été arrêtées toutes, mon cher petit ami. Les nihilistes, me disait-il, se servent souvent du mouvement d’horlogerie pour faire éclater leurs machines au moment qu’ils jugent opportun. On ne saurait imaginer toutes les inventions qu’ils ont, les brigands. C’est ainsi que Koupriane me conseilla encore de relever tous les tabliers des cheminées. C’est à cette précaution que l’on dut d’éviter un terrible accident au ministère qui se trouve près du Pont-des-Chan-