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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

Dans la villa, bien close, il ne doit y avoir maintenant, au rez-de-chaussée, qu’elle, Matrena, et sa belle-fille, Natacha, qui se couche dans la chambre voisine du petit salon… et, en haut, au premier étage, le général qui dort… ou qui doit dormir, s’il a pris sa potion… Matrena est restée dans l’obscurité du grand salon, sa petite lanterne sourde à la main… Ah ! que de nuits passées ainsi, glissant de porte en porte, de chambre en chambre, veillant sur la veille des gens de police, n’osant presque jamais arrêter sa promenade sournoise pour s’abattre sur le matelas qu’elle a jeté au travers de la porte de la chambre de son mari… Est-ce qu’elle dort quelquefois ?… Est-ce qu’elle-même pourrait le dire ?…Qui donc pourrait le dire ?…Un petit bout de somme par-ci… par-là… sur un coin de chaise ou tout debout, le long d’une muraille, — où elle s’est appuyée pour veiller sur quelque chose qu’on ne sait pas… quelque chose qu’elle est peut-être seule à savoir… Et, cette nuit, cette nuit où elle sent Rouletabille quelque part, autour d’elle… voilà, vraiment, qu’elle est moins inquiète… et pourtant les policiers ne sont plus là !… Aurait-il raison, ce petit ?… Il est certain (elle ne saurait se le dissimuler) qu’elle est beaucoup plus tranquille… plus tranquille maintenant que les policiers ne sont plus là… elle ne passe pas son temps à rechercher leurs ombres, dans l’ombre… à tâter l’ombre… les fauteuils… les canapés… à secouer leur torpeur… à les appeler tout bas, par leur petit nom et le petit nom de leur père… à leur promettre le natchaï important s’ils veillent bien… à les compter, pour savoir où ils sont tous… et, tout à coup, à leur jeter en plein visage le jet de lumière de sa petite lanterne sourde pour être sûre, bien sûre qu’elle a, en face d’elle, un de la police… et non point un autre… un autre avec une petite boîte infernale sous le bras !… Oui, il est tout à fait sûr qu’elle a moins de besogne, maintenant qu’elle n’a plus à surveiller la police… Et elle a moins peur !…

De la reconnaissance lui vient pour le jeune reporter, à cause de cela !… Où est-il ?… Est-ce qu’il est toujours en porcelaine sur la pelouse du jardin ? Elle s’approche des lames parallèles des volets de la véranda et regarde curieusement dans le jardin sombre. Où est-il ?… Est-ce lui, là-bas, ce tas de noir accroupi avec une pipe, qui ne fume pas, à la bouche ?… Non, non. Celui-là, elle le connaît, c’est le nain qu’elle aime bien, c’est son petit domovoï-doukh, l’esprit familier de la maison, celui qui veille, avec elle, sur la vie du général et grâce auquel il n’est pas encore arrivé grand malheur à Féodor Féodorovitch, — n’était la jambe en marmelade. Ordinairement, dans son pays à elle (elle est du gouvernement d’Orel), on n’aime point voir apparaître le domovoï-doukh en chair et en os, car c’est toujours déplaisant de voir un farfadet en chair et en os. Étant petite, elle avait toujours peur de le voir apparaître au détour d’une allée du jardin de son père. Elle se l’était toujours représenté pas plus haut que ça, assis sur ses bottes et fumant sa pipe. Or, étant mariée, elle l’avait tout à coup rencontré au coin d’une ruelle du Gastini-Dvor, le bazar de Moscou… Il était tout à fait comme elle l’avait imaginé ; elle l’avait acheté et elle l’avait porté et installé elle-même avec beaucoup de précautions, car il était en porcelaine fragile, dans le vestibule du palais. Et, en quittant Moscou, elle n’avait eu garde de l’y laisser. Elle l’avait emporté elle-même dans une caisse et l’avait installé elle-même sur la pelouse de la datcha des Îles, pour qu’il continuât de veiller sur leur bonheur et sur la vie de son Féodor. Et pour qu’il ne s’ennuyât pas tout seul, à fumer éternellement sa pipe, elle l’avait entouré de toute une cour de petits génies de porcelaine, à la mode des jardins des Îles. Seigneur ! que ce jeune homme français lui avait fait peur, en se levant, tout à coup, comme cela, sans prévenir, sur la pelouse. Elle avait pu croire un instant que c’était le domovoï-doukh lui-même qui se levait pour se dégourdir les jambes. Heureusement qu’il lui avait parlé tout de suite, et qu’elle avait reconnu sa voix. Et puis son domovoï ne parle pas français, bien sûr. Ah ! Matrena Pétrovna respire librement maintenant. Il lui semble qu’il y a, à cette heure, deux petits génies familiers qui veillent sur la maison. Et cela vaut toutes les polices du monde ! n’est-ce pas ?… Comme il est malin, ce petit, d’avoir éloigné tous ces gens ! Puisqu’il faut savoir ; il faut aussi que rien ne vous gêne pour apprendre… Et, maintenant, le mystère peut avoir lieu sans crainte d’être dérangé… Seulement, on le surveille… et on n’en a pas l’air… Est-ce que Rouletabille, tout à l’heure, avait l’air de surveiller quelque chose ?…