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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

— Eh bien, tant mieux !… conclut le général… Ça me fera plaisir de voir ma demeure débarrassée quelque temps de ces gens-là !…

Athanase fut naturellement de l’avis du général ; et, comme Thadée et Ivan Pétrovitch et les officiers s’offraient pour passer la nuit à la villa et remplacer la police absente, Féodor Féodorovitch surprit un geste de Rouletabille qui repoussait l’idée de cette garde nouvelle :

— Non ! Non ! s’écria le général, en prenant sa voix bourrue. Vous vous retirerez à l’heure ordinaire… je veux maintenant rentrer dans l’ordinaire des choses, ma parole !… vivre comme à l’ordinaire !… on verra bien !… on verra bien !… C’est une affaire arrangée entre Koupriane et moi !… Koupriane est moins sûr de ses hommes, après tout, que je ne le suis de mes domestiques… Vous m’avez compris… Je n’ai point besoin d’en dire plus long… Vous irez vous coucher… et nous dormirons tous… c’est l’ordre ! Du reste, il ne faut pas oublier que le poste des gardavoïs est à deux pas d’ici, au coin de la route et que nous n’avons qu’un signal à faire pour qu’ils accourent tous !… Mais plus d’agents secrets, plus de police spéciale. Non ! non ! Bonsoir ! Allez vous coucher.

Ils n’insistèrent pas ! Quand Féodor avait dit : c’est l’ordre, il n’y avait plus de place, même pour un mot de politesse… Mais, avant de s’aller coucher, on s’en fut dans la véranda où les liqueurs étaient servies, toujours par le brave Ermolaï. Matrena poussa jusque-là le fauteuil roulant du général, qui répétait :

— Non, non ! plus de ces gens-là ! plus de policiers ! Ça porte malheur !…

— Féodor ! Féodor ! soupira Matrena que l’inquiétude gagnait malgré tout, ils veillaient sur ta chère vie !

— Elle ne m’est chère qu’à cause de toi, Matrena Pétrovna…

— Et rien pour moi, papa ?… fit Natacha.

— Oh ! Natacha !…

Il leur embrassa les mains à toutes deux. C’était un touchant spectacle de famille.

De temps en temps, pendant qu’Ermolaï versait des liqueurs, Féodor tapait de la main sur l’appareil qui lui enveloppait la jambe…

— Ça va mieux, disait-il… Ça va mieux !

Et puis une grande mélancolie se répandit sur son rude visage, et il regarda le soir descendre sur les îles, le soir doré de Saint-Pétersbourg.

On n’avait pas encore atteint tout à fait la période de ce qu’on appelle là-bas : les nuits blanches, nuits qui ne connaissent point de ténèbres ; mais qu’elles étaient belles déjà ces nuits de clarté caressées, au golfe de Finlande, presque en même temps, par les derniers et les premiers rayons du soleil ! De la véranda, on apercevait un des plus beaux coins des îles et l’heure était si douce que son charme se fit immédiatement sentir sur ces êtres dont certains, comme Thadée, étaient encore tout près de la nature. Ce fut lui, le premier, qui réclama de Natacha :

— Natacha ! Natacha !… Chante-nous ton Soir des Îles…

La voix de Natacha monte au-dessus de la paix des îles, sous le dôme léger et transparent de la nuit rose… et la guzla de Boris l’accompagne… Natacha chante :

« … Voici la nuit des Îles… au nord du monde… Le ciel presse de ses bras sans souillure le sein de la terre…

» Nuits faites du baiser rose que l’aurore donne au crépuscule…

» … Et l’air de la nuit est doux et frais, au-dessus du frisson du golfe, comme l’haleine des jeunes filles du nord du monde…

» … Entre les deux horizons enflammés, plonge et resurgit aussitôt et roule le soleil, disque rebondissant des dieux du nord du monde…

» … Dans cet instant, ami, où dans les ombres du soir rose, je suis seule à te voir… Réponds !… Réponds !… Réponds d’un soupir moins timide au salut accoutumé du bonsoir !

» … Le ciel presse de ses bras sans souillure le sein de la terre, au nord du monde ! »

Ah ! comme Boris Nikolaïovitch et Michel Korsakof la regardent chanter !… En vérité, on ne soupçonne jamais la tempête ou l’amour qui couve dans un cœur slave, sous une tunique de soldat… même quand un soldat joue bien sagement de la guzla,