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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

… Mais Athanase Georgevitch devait en avoir raconté une « bien bonne » car tous s’esclaffaient. Féodor Féodorovitch s’amusait tellement qu’il en avait les larmes aux yeux. Rouletabille se disait, pendant que Matrena parlait :

— Je n’ai jamais vu des gens aussi gais, et, cependant, ils n’ignorent point qu’ils courent parfaitement le risque de sauter tous, à l’instant même !…

Le général, qui n’avait cessé d’observer Rouletabille, lequel observait tout le monde, lui dit :

— Eh ! eh ! monsieur le journaliste, vous nous trouvez gais ?

— Je vous trouve braves, dit Rouletabille, en baissant la voix.

— Pourquoi donc ? fit en souriant Féodor Féodorovitch.

— Je vous demande pardon de songer à des choses que vous semblez avoir tout à fait oubliées…

Et il lui montra la jambe victime de l’avant-dernier attentat.

— C’est la guerre ! c’est la guerre ! fit l’autre… Une jambe par-ci, un bras par-là !… Mais, vous voyez bien… on s’en tire tout de même… Ils finiront bien par se lasser et me ficher la paix… À votre santé, mon ami…

— À votre santé, général.

— Vous comprenez, continua Féodor Féodorovitch, il ne faut pas vous extasier : c’est notre métier à nous de défendre l’empire au péril de notre vie. Et nous trouvons ça tout naturel. Seulement il ne faut pas non plus crier à l’ogre. Des ogres, j’en ai connu dans l’autre camp, et qui parlaient d’amour tout le temps, qui ont été plus féroces que vous ne pourriez l’imaginer. Tenez ! ce qu’ils ont fait de mon pauvre ami, le chef de la Sûreté Bolchlikof, est-ce recommandable, en vérité ? En voilà encore un qui était brave. Le soir, sa besogne finie, il quittait les bureaux de la préfecture et venait retrouver sa femme et ses enfants dans un appartement de la ruelle des Loups. Croyez-vous que cet appartement n’était même pas gardé ! Pas un soldat ! pas un gardavoï ! Les autres ont eu beau jeu. Un soir, une vingtaine de révolutionnaires, après avoir chassé les dvornicks terrorisés, montèrent chez lui. Il soupait en famille. On frappe à la porte. Il va ouvrir. Il voit de quoi il retourne. Il veut parler. On ne lui en laisse pas le temps. Devant sa femme et ses enfants, fous d’épouvante et qui se jetaient aux genoux des révolutionnaires, on lui lit sa sentence de mort ! En voilà une fin de dîner !…

En entendant ces mots, Rouletabille pâlit et ses yeux se dirigent vers la porte comme s’il redoutait de voir celle-ci s’ouvrir, livrant passage aux farouches nihilistes dont l’un, un papier à la main, se dispose à lire la sentence de mort à Féodor Féodorovitch. L’estomac de Rouletabille n’est pas encore fait à la digestion de pareilles histoires. Le jeune homme est bien près de regretter d’avoir pris cette terrible responsabilité d’éloigner, momentanément, la police… Après ce que lui a confié Koupriane de ce qui se passait dans cette maison, il n’a pas hésité à risquer ce coup plein d’audace… mais tout de même, tout de même, ces histoires de nihilistes qui apparaissent à la fin d’un repas, la sentence de mort à la main… cela le retourne… lui chavire le cœur… Ah ! c’est un coup d’audace ! c’est un coup d’audace d’avoir chassé la police ! …

— Alors, demande-t-il, surmontant son émoi, et reprenant comme toujours confiance en lui-même… alors… qu’est-ce qu’ils ont fait, après cette lecture ?

— Le chef de la Sûreté savait qu’il n’avait aucune grâce à attendre. Il n’en demanda pas. Les révolutionnaires ordonnèrent à Boïchlikof de dire adieu à sa famille. Il releva sa femme, ses enfants, les embrassa, leur conseilla le courage et dit aux autres qu’il était prêt. On le fit descendre dans la rue. On le colla contre le mur. Une salve retentit. La femme et les enfants étaient à la fenêtre qui regardaient. Ils descendirent chercher le corps du malheureux troué de vingt-cinq balles.

— C’est exactement le chiffre des blessures que l’on avait relevées sur le corps du petit Jacques Zlovikszky, fit entendre la voix calme de Natacha.

— Oh ! toi, tu leur trouves toujours des excuses… bougonna le général… Le pauvre Boïchlikoff a fait son devoir comme j’ai fait le mien !…

— Toi, papa, tu as agi comme un soldat ! Voilà ce que les révolutionnaires ne