Page:Leroux - Rouletabille chez le Tsar.djvu/21

Cette page a été validée par deux contributeurs.
15
ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

Et l’on but.

Alors, ils parlèrent musique avec une grande connaissance des choses de l’Opéra. Tantôt l’un, tantôt l’autre se mettait au piano et rappelait quelque motif que les convives accompagnaient d’abord à mi-voix et puis en donnant du son, de toute force. Et puis l’on buvait encore avec un parfait fracas de paroles et de gaieté. Ivan Pétrovitch et Athanase Georgevitch se levèrent pour embrasser le général sur la bouche. Rouletabille avait devant lui de grands enfants qui s’amusaient avec une innocence incroyable et qui buvaient d’une façon plus incroyable encore. Matrena Pétrovna fumait sans s’arrêter des cigarettes de tabac blond, se levait à chaque instant, allait faire un petit tour inquiet dans les salles et, après avoir interrogé les domestiques, considérait longuement Rouletabille qui ne bougeait pas, lui, attentif aux paroles et aux gestes de chacun. Enfin, en soupirant, elle s’asseyait auprès de Féodor en lui demandant des nouvelles de sa jambe. Michel et Natacha, dans un coin, étaient en grande conversation et Boris regardait de leur côté avec impatience tout en grattant sa guzla. Mais ce qui frappait par-dessus tout le jeune esprit de Rouletabille, c’était assurément l’aspect peu farouche du général. Il ne s’était pas représenté le terrible Trébassof avec cette bonne mine paternelle sympathique. Des journaux de Paris avaient donné de lui des portraits redoutables, plus ou moins authentiques, mais où l’art du photographe ou du graveur avait soigneusement souligné les rudes traits d’un boïard peu accessible à la pitié. Ces images, du reste, étaient en parfait accord avec l’idée que l’on était en droit de se faire de l’exécuteur des hautes œuvres du gouvernement du tsar, à Moscou, de l’homme qui, pendant huit jours — la « semaine rouge » — avait fait tant de cadavres d’étudiants et d’ouvriers que les salles des facultés et les usines avaient vainement depuis ouvert leurs portes… Il eût fallu ressusciter les morts pour peupler ces déserts ! Jours terribles de bataille où de part et d’autre on ne connaissait que le massacre et l’incendie, où Matrena Pétrovna et sa belle-fille Natacha (on avait raconté cela encore dans les journaux), étaient tombées à genoux devant le général pour obtenir la grâce des derniers révolutionnaires réfugiés dans le quartier de Presnia, — grâce qui, du reste, leur avait été refusée. « La guerre, c’est la guerre, leur avait répondu le général avec une logique irréfutable. Comment voulez-vous que je fasse grâce à des gens qui ne se rendent pas ? » Il fallait, en effet, accorder cette justice à ces jeunes gens des barricades qu’ils ne s’étaient pas rendus et cette autre justice à Trébassof qu’il les avait proprement fusillés. « Si j’avais écouté mon intérêt, avait expliqué le général à un journaliste de Paris, j’aurais été, avec ces messieurs, doux comme un mouton, et, à l’heure actuelle, je ne serais pas condamné à mort. Après tout, je ne sais pas ce que l’on me reproche : j’ai servi mon maître comme un brave et loyal sujet, sans plus et, après la bataille, j’ai laissé à d’autres le soin d’aller traquer les enfants derrière les jupes de leurs mères. On parle de la répression de Moscou : parlez-nous donc, monsieur le Parisien, de la Commune. Voilà une besogne que je n’aurais point faite, de massacrer dans des cours un peuple d’hommes, de femmes et d’enfants qui ne résiste plus. Je suis un rude et fidèle soldat de Sa Majesté, mais je ne suis pas un monstre et j’ai le sentiment de la famille, mon cher monsieur. Dites-le à vos lecteurs, si ça peut leur faire plaisir, et ne me demandez plus rien, car j’aurais l’air de regretter d’être condamné à mort… et la mort, je m’en f…  ».

Oui, ce qui stupéfiait Rouletabille, c’était cette bonne figure de condamné à mort, qui paraissait si tranquillement apprécier la vie. Quand le général n’encourageait pas la gaieté de ses amis, il s’entretenait avec sa femme et sa fille qui l’adoraient et qui ne cessaient de lui baiser les mains, et il paraissait parfaitement heureux. Avec son énorme moustache grisonnante, son teint haut en couleur, ses petits yeux rieurs et perçants, il paraissait le type accompli du papa gâteau.

Le reporter examinait ces types si différents et faisait ses observations en simulant une faim insatiable qui lui servit, du reste, à s’établir définitivement dans l’estime des hôtes de la datcha des Îles. Mais, en réalité, il donnait tout à dévorer à un énorme chien boule-dogue qui, sous la table, lui faisait mille amitiés. Comme Trébassof avait prié ses