liberté à notre Mataiew que j’ai pris, s’il vous en souvient, sous ma protection !… Dites-lui donc qu’il vienne se faire pendre en France… Je lui trouverai une petite place à la condition qu’il oublie certains coups de fouet…
— Chose promise ! chose tenue avec moi, monsieur ! lui jeta Koupriane, assez inquiet. Mais j’attendrai que l’Empereur me dise toutes ces belles choses-là !… Et votre Natacha, qu’en faisons-nous ?
— Nous la remettons également en liberté, monsieur !… Ma Natacha n’a jamais été le monstre que vous pensiez !…
— Cela vous plaît à dire, car enfin il y a une coupable ?
— Il y a deux coupables !… D’abord M. le maréchal.
— Hein ? s’exclama le maréchal.
— M. le maréchal qui a eu l’imprudence de nous apporter du raisin trop dangereux à la datcha des Îles… et… et…
— Et l’autre ?… questionna, de plus en plus anxieux, Koupriane.
— Écoutez-la ! fit Rouletabille, le bras tendu dans la direction du cabinet de l’empereur.
En effet, des pleurs, des sanglots, venaient jusqu’à eux. La douleur et le repentir de Matrena Pétrovna traversaient les murs… Koupriane en était bouleversé.
Soudain l’Empereur fit son apparition… Il était dans un état d’exaltation qu’on ne lui avait jamais vu… Effrayé, Koupriane se recula.
— Monsieur ! lui dit le tsar… je tiens à ce que, dans deux heures, Natacha Féodorovna soit ici… et qu’elle y soit amenée avec les honneurs dus à son rang. Natacha est innocente, monsieur, et nous lui devons réparation !
Puis, se tournant vers Rouletabille :
— Je tiens à ce qu’elle sache ce qu’elle vous doit ! ce que nous vous devons ! mon petit ami !
Le tsar disait à Rouletabille : « Mon petit ami ! » Rouletabille mit son doigt sur sa bouche et, au moment de partir, parla russe.
— Qu’elle ne sache donc rien ! sire ! Cela vaudra mieux, car, Votre Majesté et moi, nous devons oublier déjà aujourd’hui que nous savons quelque chose !
— Vous avez raison ! fit le tsar pensif… mais, mon enfant, que puis-je faire pour vous ?
— Sire ! une grâce ! ne me faites pas manquer le train de dix heures cinquante-cinq !…
Et il se jeta à ses genoux.
— Restez donc à genoux, mon enfant. Vous êtes très bien ainsi… M. le maréchal vous préparera aujourd’hui même un brevet que j’ai hâte de signer… En attendant, monsieur le maréchal, allez donc me chercher, dans mon armoire particulière, une de mes cravates de Sainte-Anne !…
Et c’est ainsi que Joseph Rouletabille, de l’Époque, fut créé officier de Sainte-Anne de Russie par l’empereur lui-même, qui lui donna l’accolade.
« Ils embrassent tout le temps dans ce pays ! » se dit Rouletabille, qui était si ému qu’il s’essuyait les yeux avec sa manche.
Au train de dix heures cinquante-cinq, il y eut beaucoup de monde à la gare de Tsarskoïe-Selo. Parmi tous ceux qui étaient venus de Pétersbourg serrer la main au jeune reporter, dont on avait appris le départ, on remarquait Ivan Pétrovitch, le joyeux conseiller d’empire, et Athanase Georgevitch, le gai avocat bien connu pour son fameux coup de fourchette. Ils étaient venus naturellement avec tous leurs bandages et pansements qui les faisaient ressembler à de glorieux débris. Ils apportaient les amitiés de