Et si ce n’était pas pour cacher qu’elle s’en était servie avant, pourquoi aurait-elle voulu faire croire qu’elle allait le chercher après ?
» Donc, pour prouver l’innocence de Natacha, c’est cela qu’il faut prouver : que Matrena Pétrovna avait l’ipéca sur elle, même quand elle allait le chercher !
— Petit Rouletabille, je n’en respire plus, dit le tsar.
— Respirez, sire ! La preuve est faite. Matrena Pétrovna avait nécessairement l’ipéca sur elle puisque, après le malaise, elle n’a pas eu le temps d’aller le chercher ! Comprenez-vous, sire ? Entre le moment où elle s’est sauvée du kiosque et où elle y est revenue, elle n’a pas eu le temps matériel d’aller chercher l’ipéca dans sa pharmacie !
— Comment as-tu pu mesurer ce temps-là ? demanda l’Empereur.
— Sire ! le Seigneur Dieu veillait qui me faisait admirer la montre de Féodor Féodorovna, au moment que nous allions lire, et lire au cadran de cette montre, l’heure moins deux minutes. Et le Seigneur Dieu veillait encore qui, après la scène du poison, lors du retour affolé de Matrena apportant publiquement l’ipéca, faisait sonner l’heure à cette montre, dans la poche du général !
» Deux minutes ! Il était impossible à Matrena d’avoir accompli cette course en deux minutes. Elle n’avait fait qu’entrer dans la datcha déserte et en était ressortie aussitôt. Elle n’avait pas pris la peine de monter au premier étage où se trouvait, nous a-t-elle dit et répété elle-même, son ipéca dans sa pharmacie ! Elle mentait !… Et si elle mentait, tout était expliqué !
» Et c’est une sonnerie de montre, sire, au déclanchement et à la sonorité pareils à ceux de la montre du général, qui, chez les révolutionnaires, a réveillé toute ma mémoire et m’a enseigné en une seconde l’argument du temps !…
» Je suis descendu de ma potence pour faire moi-même l’expérience, Votre Majesté !… Oh ! rien ni personne ne m’aurait empêché de faire cette expérience-là avant de mourir ! de me prouver à moi-même que Rouletabille a toujours eu raison !… J’avais assez étudié de près le terrain de la datcha pour être renseigné très exactement sur les distances. Je trouvai dans la cour, où je devais être pendu, le même nombre de pas qu’il y a du kiosque au perron de la véranda ; et, comme l’escalier de messieurs les révolutionnaires avait moins de marches, je m’obligeai à augmenter ma course de quelques pas, en tournant autour d’une chaise… Enfin, je m’astreignis à l’ouverture et à la fermeture des portes que Matrena devait nécessairement ouvrir… J’avais une montre sous mes yeux, quand je m’élançai !… Quand je revins, sire ! et quand je regardai la montre, j’avais mis trois minutes à accomplir le chemin… et ce n’est pas pour me vanter, mais je suis un peu plus leste que cette excellente Matrena !
» Matrena avait menti !… Matrena avait simulé l’empoisonnement du général !… Matrena avait froidement versé de l’ipéca dans le verre du général pendant que celui-ci nous faisait, avec des allumettes, une assez curieuse démonstration sur la nature de la constitution de l’empire !
— Mais c’est abominable ! s’écria l’Empereur, cette fois définitivement conquis par l’argument irréfutable de Rouletabille. Et dans quel but cette simulation ?
— Dans le but d’éviter un crime réel ! Dans le but qu’elle croit avoir atteint, sire : celui de faire éloigner pour toujours Natacha qu’elle estimait capable de tout !
— Mais c’est monstrueux !… Féodor Féodorovitch m’avait dit souvent que la générale aimait sincèrement Natacha !…
— Elle l’a aimée sincèrement jusqu’au jour où elle l’a crue coupable. Matrena Pétrovna était restée persuadée de la complicité de Natacha dans l’empoisonnement du général tenté par Michel Nikolaïevitch !… J’ai assisté à sa stupeur, à son désespoir, quand Féodor Féodorovitch a pris sa fille dans ses bras, après la nuit tragique !… et l’a embrassée ! Il semblait l’absoudre ! C’est alors qu’elle s’est résolue, dans sa pensée, à sauver, malgré lui, le général, mais je reste persuadé que, si elle a osé monter une telle machination contre Natacha, il a fallu qu’elle y fût déterminée par ce qu’elle a cru être la preuve définitive de l’infamie de sa belle-fille… Ces papiers, sire, que vous m’avez montrés, et qui attestent, sans plus, les relations d’entente entre Natacha et les révolution-