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L’ILLUSTRATION

s’arrêta à la fenêtre et adressa un signe paternel au petit tsarévitch qui jouait dans le parc avec les grandes-duchesses…

Puis il revint à Rouletabille, dont il pinça le bout de l’oreille.

— Mais enfin ! Comment avez-vous appris tout cela ?… Et qui donc aurait empoisonné le général et sa femme, dans le kiosque, si ce n’est pas Natacha ?

— Natacha est une sainte !… Ce n’est rien, sire, que d’avoir été élevée dans le luxe et de se vouer à la misère, mais ce qui est sublime, voyez-vous, c’est de garder dans son cœur le secret de son sacrifice, et cela envers et contre tous, parce que ce secret est nécessaire et qu’on l’exige. C’est de l’avoir gardé devant un père qui a pu croire au déshonneur de sa fille, et de s’être tue quand on pouvait s’innocenter d’un mot ; c’est de l’avoir gardé vis-à-vis d’un fiancé que l’on aime et que l’on repousse parce que le mariage est défendu à cette fille que l’on croit riche et qui sera pauvre ; c’est surtout de l’avoir gardé et de le garder encore au fond des cachots, et d’être prête à prendre le chemin de Sibérie sous l’accusation d’assassinat, parce que cette ignominie est nécessaire au salut de son père !… Cela, voyez-vous, sire, c’est quelque chose…

— Mais toi, petit, comment as-tu pu pénétrer ce secret si bien gardé ?

En regardant ses yeux… En l’observant quand elle se croyait seule, en épiant sur son beau visage les sentiments de terreur et les marques d’amour !… Et, surtout, en la regardant quand elle regardait son père !… Ah ! sire !… il y avait des moments où sur sa face mystique on lisait l’âpre joie du dévouement et du martyre !… et en écoutant, et en reliant entre eux des bouts de phrases, incompréhensibles avec l’idée de la trahison, mais qui reprenaient tout de suite un sens si on songeait à la contre-partie : au sacrifice !… Car, tout est là, sire !… examiner toujours la contre-partie !… Ce que je voyais, moi, personne de ceux qui avaient leur opinion faite sur Natacha ne pouvait le voir ! Et pourquoi ceux-là avaient-ils leur opinion faite ?… parce que l’idée de compromission avec des nihilistes éveille immédiatement l’idée de complicité !… Pour ces gens-là, c’est toujours la même chose : ils n’envisagent jamais qu’un seul côté de la question. Et, cependant, la question avait deux faces, comme toutes les questions. Cette question était simple : la compromission était assurée. Mais pourquoi Natacha se compromettait-elle avec des nihilistes ?… Était-ce nécessairement pour perdre son père ?… N’était-ce pas, au contraire, pour essayer de le sauver ?… Quand on a rendez-vous avec un ennemi, ce n’est point forcément pour entrer dans son jeu, c’est quelquefois pour le désarmer avec un traité de compensation !… Entre les deux hypothèses, que j’étais le seul à examiner, je n’hésitai point longtemps, car toute l’attitude de Natacha me criait son innocence ; et deux yeux, sire, dans lesquels on lit la pureté et l’amour prévaudront toujours devant moi contre toutes les apparences passagères de la honte et du crime !…

» Pour moi, Natacha traitait !… que pouvait-elle donc donner contre la vie de son père ?… Rien ! que la fortune qu’elle pouvait avoir un jour !…

» Quelques paroles sur l’impossibilité du mariage immédiat, sur la pauvreté qui peut toujours frapper à la porte d’une maison, propos que je pus surprendre entre Natacha et Boris Mourazof qui, lui, n’y comprenait rien, me mirent définitivement dans le droit chemin. Et je ne fus point longtemps à me rendre compte que cette affaire formidable était en train de se traiter dans la maison même des Trébassof ! Poursuivie au dehors par l’espionnage incessant de Koupriane qui aurait été heureux de la surprendre avec des nihilistes, et aussi par l’espionnage amoureux de Boris qui était jaloux de Michel Nikolaïevitch, Natacha dut arrêter les conditions possibles d’un traité pareil, la nuit, chez elle !… le seul endroit où, à cause même de l’audace de l’entreprise, elle pouvait jouir de quelque sécurité.

» Michel Nikolaïevitch connaissait Annouchka. Ce fut là certainement le point de départ des négociations que cet officier félon, traître à tous les partis, mena à son gré pour la réalisation de ses infâmes projets. Je ne pense pas que Michel avoua jamais à Natacha qu’il était, depuis le premier jour, l’instrument des révolutionnaires. Natacha, qui cherchait à joindre le parti de la révolution, dut le charger d’une correspondance pour Annouchka, à la suite de quoi il prit la direction de l’affaire, trompant les nihi-