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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

— Ceci est exact ! sire !…

— Ah ! vous avouez…

— Je n’avoue pas, j’affirme que Natacha était d’accord avec ces nihilistes.

— Qui précipitaient leurs abominables attentats contre l’ex-gouverneur de Moscou…

— Sire, si Natacha était d’accord avec les nihilistes, ce n’était point pour tuer son père, c’était pour le sauver !… Et le projet dont vous avez ici les preuves, mais dont vous ignorez la nature, consistait à faire cesser ces attentats dont vous parliez à l’instant…

— Vous dites ?

— Je dis la vérité, sire !

— Où sont vos preuves ?… Montrez-moi vos papiers !…

— Moi !… je n’en ai pas !… je n’ai que ma parole !

— Cela ne suffit pas !

— Cela suffira quand vous m’aurez entendu !…

— Je vous écoute !

— Sire, avant de vous dévoiler un secret dont dépend la vie du général Trébassof il faut que vous me permettiez quelques questions. Votre Majesté tient-elle beaucoup à la vie du général ?…

— Que signifie ?…

— Pardon ! je désirerais que Votre Majesté me répondît sur ce point.

— Le général a défendu mon trône… il a sauvé l’empire d’un des plus graves dangers qu’il ait jamais courus… Si le serviteur d’un tel service doit en être payé par la mort, par le supplice que les ennemis de mon peuple lui préparent dans l’ombre… je ne m’en consolerai jamais ! Il y a déjà eu trop de martyrs !

— Vous avez répondu, sire, et de telle sorte que je dois comprendre qu’il n’y ait point de sacrifice — même un sacrifice d’amour-propre, le plus grand qui puisse coûter à une majesté — point de sacrifice trop cher pour racheter de la mort l’un de ces martyrs-là !…

— Ah ! ah !… ces messieurs me posent des conditions !… Donnant, donnant !… Ils ont besoin d’argent !… Et à combien estiment-ils la tête du général ?…

— Sire ! cela ne regarde point Votre Majesté, et jamais je ne serais venu lui offrir un marché pareil ! Cela ne regarde que Natacha Féodorovna qui a offert sa fortune !…

— Sa fortune !… mais elle ne possède rien !

Elle possédera tout à la mort du général ! Or elle s’engage à tout donner ce jour-là au parti révolutionnaire, si le général meurt de sa belle mort !

L’Empereur se leva dans une grande agitation.

— Au parti révolutionnaire ! fit-il… Que me dites-vous là ?… La fortune du général !… Eh ! mais, les voilà riches !…

— Sire, je vous ai dit tout le secret : vous seul devez le connaître et le garder à jamais, et j’ai votre sainte parole que, lorsque l’heure sera venue, vous laisserez le prix aller où on l’attend !… Si le général apprenait jamais une pareille chose, un pareil traité, il s’arrangerait facilement pour qu’il n’en restât rien, et il maudirait sa fille qui l’a sauvé, et il ne tarderait pas à être la proie de ses ennemis et des vôtres, auxquels vous voulez l’arracher !… J’ai dit le secret non à l’Empereur, mais au représentant de Dieu sur la terre russe… Je me suis confessé au prêtre qui doit oublier la parole prononcée seulement devant Dieu !… Laissez faire Natacha Féodorovna, sire ! Et son père, votre serviteur, dont les jours vous sont si chers, est sauvé !… À la mort naturelle du général la fortune ira à sa fille qui en a disposé.

Rouletabille s’arrêta un instant pour juger de l’effet produit. Il n’était point bon. Le front de son auguste interlocuteur s’était de plus en plus rembruni.

Le silence se prolongeait et maintenant le reporter n’osait plus le rompre. Il attendait…

Enfin, l’Empereur se mit à marcher de long en large, tout pensif. Un moment il