Rouletabille… Une grille, un soldat, l’arme sur l’épaule, baïonnette au canon… une autre grille… un autre soldat… une autre baïonnette… un parc avec des murs autour et, autour des murs, des soldats…
« Y a pas d’erreur ! ça doit être là ! pense Rouletabille. Il n’y a qu’un seul prisonnier pour lequel on puisse faire des frais pareils !… » Et il s’avance vers la grille… Ah ! on lui croise la baïonnette sous le nez !… On le met en joue !… Halte là !… Eh !… pas de blagues !… Joseph Rouletabille, du journal l’Époque !… Confondons pas !… Un sous-officier sort d’un corps de garde et avance. L’explication va être évidemment difficile. Le jeune homme se dit que s’il demande le tsar on va le prendre pour un fou et que ça ne fera que compliquer les choses. Il demande le grand maréchal de la cour. On lui donnera toujours bien son adresse à Tsarskoïe. Mais le sous-officier lui fait tourner la tête… lui montre une silhouette qui s’avance !… Mince de veine alors !… C’est M. le grand maréchal lui-même !… Un service exceptionnel l’appelle sans doute de grand matin à la cour.
— Tiens ! que faites-vous là ?… Vous n’êtes donc pas encore parti, monsieur Rouletabille ?…
— La politesse avant tout, monsieur le grand maréchal ! Je ne pouvais pas m’en aller comme cela sans avoir dit au revoir à l’Empereur. Seriez bien aimable puisque vous allez le voir et qu’il est levé (c’est vous-même qui m’avez dit qu’il se levait à sept heures)… seriez bien aimable de lui dire que je voudrais lui présenter mes hommages avant de partir.
— Votre dessein est sans doute de lui reparler de Natacha Féodorovna ?… Sous aucun prétexte…
— Jamais de la vie !… Dites-lui donc, Excellence, que je suis venu pour lui expliquer le mystère des édredons !…
— Ah ! ah ! les édredons, vous savez quelque chose ?…
— Je sais tout !
Le grand maréchal vit bien que le jeune homme ne plaisantait pas. Il le pria de l’attendre quelques instants et s’éloigna dans le parc.
Un quart d’heure plus tard, Joseph Rouletabille, du journal l’Époque, était introduit dans le petit cabinet qu’il connaissait bien pour y avoir eu sa première entrevue avec Sa Majesté. Un bureau de travail de campagne des plus simples. Quelques figures au mur, le portrait de la tsarine et des enfants impériaux sur la table. Des cigarettes d’Orient dans des petits godets d’or. Rouletabille n’était point du tout rassuré, car le grand maréchal lui avait dit :
— Prenez garde, l’Empereur est d’une humeur terrible contre vous !
Une porte s’ouvre et se referme. Le tsar fait un signe au maréchal qui disparaît. Après s’être incliné très bas, Rouletabille se redresse et regarde l’Empereur bien en face.
Pour sûr, Sa Majesté n’est pas contente.
La figure du tsar, ordinairement si calme, si douce et souriante, a l’air le plus sévère ; les yeux brillent d’un méchant éclat. L’Empereur s’assoit et allume une cigarette.
— Monsieur, commence-t-il, je ne suis pas autrement fâché de vous voir avant votre départ pour vous dire moi-même que je ne suis pas content de vous. Si vous étiez un de mes sujets, je vous aurais déjà fait prendre un bon petit chemin du côté des monts Ourals…
— Je reviens de plus loin, sire !
— Monsieur ! je vous prie de ne point m’interrompre et de ne parler que lorsque je vous interrogerai !
— Oh ! pardon, sire !… pardon !…
— Je ne suis point dupe du prétexte que vous avez donné à M. le grand maréchal pour pénétrer jusqu’à moi…
— Ce n’est point un prétexte, sire !…
— Encore !…