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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

voulu empoisonner son père et sa belle-mère, et dans des conditions telles qu’il semble impossible à la raison humaine de démontrer le contraire ! Natacha Féodorovna elle-même, écrasée par l’événement, n’a pu rien répondre à ceux qui l’accusaient, et son silence a pu passer pour un aveu !… Messieurs, Natacha Féodorovna va prendre demain la route de Sibérie… Nous ne pouvons rien pour elle… Natacha Féodorovna est perdue pour nous !…

Et, avec un geste à l’adresse de ceux qui entourent Rouletabille :

— Faites votre devoir, messieurs !…

— Pardon ! pardon !… Et si, moi, je prouve l’innocence de Natacha !… Attendez donc, messieurs !… Il n’y a que moi qui puisse prouver cette innocence !… C’est en me tuant que vous perdrez Natacha !…

— Si vous aviez pu prouver cette innocence, monsieur, la chose serait déjà faite !… Vous n’auriez pas attendu…

— Pardon ! Pardon !… Mais c’est qu’à ce moment-là je ne le pouvais pas !…

— Pourquoi cela ?

— C’est que j’étais malade, voyez-vous, très gravement malade ! Cette histoire de Michel Nikolaïevitch et « du poison qui continuait » m’avait enlevé tous mes moyens !… Maintenant que je suis sûr de ne pas avoir fait exécuter un innocent !… je suis redevenu Rouletabille ?… Il n’est pas possible que je ne trouve pas, que je ne devine pas !…

Voix terrible de la douce figure de Jésus :

— Faites votre devoir, messieurs…

— Pardon ! Pardon !… Ceci est d’un grand intérêt pour vous ! Et, la preuve, c’est que vous ne m’avez pas encore pendu !… Vous n’avez pas fait tant de manières avec mon prédécesseur, hein ?… Vous m’avez écouté parce que vous avez espéré… Eh bien, laissez-moi, laissez-moi réfléchir… que diable !… J’en étais, moi, de ce déjeuner fatal, je sais mieux que personne comment les choses se sont passées… Cinq minutes !… je vous demande cinq minutes ! ça n’est pas beaucoup !… cinq petites minutes !…

Les dernières paroles du condamné semblaient avoir singulièrement influencé les révolutionnaires. Ils se regardèrent en silence.

Alors le président tira sa montre et dit :

— Cinq minutes !… nous vous les accordons.

— Mettez votre montre ici… là, à ce clou… Il est moins six, hein !… Le temps que je m’installe. Vous me donnez jusqu’à l’heure…

— Oui, jusqu’à l’heure, c’est la montre elle-même qui vous avertira.

— Ah ! elle sonne !… Comme la montre du général, alors… Eh bien, nous y sommes !

Alors, il y eut ce spectacle curieux de Rouletabille assis sur l’escabeau du supplice, la corde fatale pendante au-dessus de sa tête, les jambes croisées, les coudes aux genoux, dans l’attitude éternelle que l’art a donnée à la pensée humaine, les poings au menton, le regard fixe… et, autour de lui, tous ces jeunes gens penchés sur son silence… ne remuant point d’une ligne, changés eux-mêmes en statues pour ne pas déranger cette statue qui pensait…

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XVIII

UNE SINGULIÈRE EXPÉRIENCE


Les cinq minutes s’écoulèrent et la montre commença de sonner les sept coups de l’heure. Sonnait-elle la mort de Rouletabille ?… Peut-être point !… car, au premier déclanchement du tintinnabulement argentin, on vit Rouletabille tressaillir, lever une