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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

Et, soudain, dans la paix ineffable du dernier soir, cependant que la balalaïka pleurait et que l’homme là-bas essayait la solidité de son clou, une voix, dehors, la voix grave et profonde d’Annouchka, chanta pour le petit Français :


Pour qui tressons-nous la couronne,
De lilas, de rose et de thym ?
Quand ma douce main t’abandonne,
Qui donc portera ta couronne
De lilas, de rose et de thym ?…

. . . . . . . . . . . . . . .

Oh ! parmi vous si quelqu’un peut m’entendre,
Qu’il vienne me presser la main.
Qu’il mêle aux miens les pleurs d’une âme tendre,
Ici doit finir mon chemin…

. . . . . . . . . . . . . . .

Qui donc portera ta couronne
De lilas, de rose et de thym ?…


Rouletabille écouta mourir la voix… avec le dernier soupir de la balalaïka… « C’est trop triste ! fit-il, en se levant. Allons-nous-en ! » Et il chancela.

Du reste, on venait le chercher. Tout devait être prêt là-bas. On le poussait doucement vers le hangar. Quand il fut sous le clou, près de l’escabeau, on le fit se retourner et on lui lut quelque chose en russe, sans doute moins pour lui que pour quelques-uns de ceux qui étaient là et qui ne comprenaient pas le français. Rouletabille avait grand’peine à se maintenir correctement sur ses pauvres jambes molles.

Le gentleman de la Néva lui dit encore :

— Monsieur, on vient de vous lire la dernière formule. Elle vous demande si, avant de mourir, vous n’avez rien à ajouter à ce que nous savons concernant le jugement qui vous frappe.

Rouletabille pensa que sa salive, qu’il avait pour le moment le plus grand mal à avaler, ne lui permettrait plus de placer un mot. Mais la honte d’une telle défaillance, alors qu’il se rappelait le sang-froid de tant d’illustres condamnés à mort à leurs derniers moments, lui apporta les dernières forces nécessaires à sa réputation :

— Mon Dieu ! dit-il, ce jugement n’est pas mal rédigé du tout. Je lui reproche seulement d’être trop court. Pourquoi ne fait-il pas mention du crime que j’ai commis en collaborant à la mort tragique de ce pauvre Michel Korsakof ?

— Michel Korsakof était un misérable, prononça la voix sourde et vindicative du jeune homme qui avait présidé au jugement et qui se retrouvait, à cette minute suprême, en face de Rouletabille… La police de Koupriane, en tuant cet homme, nous a débarrassés d’un traître !…

Rouletabille poussa un cri… un cri de joie… et cependant il avait quelque raison de croire qu’au point où il était arrivé de sa trop courte carrière il ne devait plus escompter que la douleur… Mais voilà que la Providence, en sa grâce infinie, lui envoyait, avant de mourir, cette consolation ineffable : la certitude de ne s’être point trompé !…

— Pardon !… Pardon !… bégaya-t-il, dans une allégresse qui l’étouffait presque aussi sûrement que l’allait faire le méchant nœud que l’on préparait derrière lui… Pardon !… une seconde encore, une petite seconde !… nous n’en sommes pas à une seconde près !… Alors, messieurs, alors, nous sommes bien d’accord, n’est-ce pas ?… Ce Michel… Michel Nikolaïevitch était le… dernier des misérables ?…

— Le premier ! fit la voix sourde…

— C’est la même chose, mon cher monsieur !… un traître, un vilain traître ?… continuait Rouletabille…

— Un empoisonneur… reprirent des voix.

Vulgaire !… n’est-ce pas !… Mais dites-le donc : un vulgaire empoisonneur ! qui, sous couleur de nihilisme, faisait ses petites affaires !… travaillait pour lui-même !… et vous trompait tous !…

Maintenant la voix de Rouletabille éclatait comme une fanfare. Quelqu’un dit :

— Il ne nous a pas trompés longtemps ; nos ennemis eux-mêmes se sont chargés de le châtier !…