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L’ILLUSTRATION

pouvoir vous considérer comme un ami… et vous n’avez jamais manqué, paraît-il, l’occasion de prêter votre concoure à nos ennemis…

— Qui est-ce qui dit cela ?

— Koupriane !… Oh ! il faut être avec nous !… Et vous n’êtes pas avec nous !… Et, quand on n’est pas avec nous, on est contre nous !… Vous comprenez, n’est-ce pas, je crois ? Il le faut ! Les terroristes en sont revenus aux procédés des nihilistes, qui ont trop bien réussi contre Alexandre II. Si je vous disais qu’ils sont parvenus à se ménager des intelligences jusque dans le palais impérial !…

— Oui, oui ! fit Rouletabille, d’une voix lointaine, comme s’il était déjà détaché de toutes les contingences de ce monde… je sais que le tsar Alexandre II trouvait quelquefois sous sa serviette une lettre renfermant sa condamnation à mort…

— Monsieur, il s’est passé, hier matin, au château, un événement qui est peut-être plus effrayant que cette lettre trouvée par Alexandre II sous sa serviette…

— Quoi donc ? On a découvert des bombes ?

— Non !… C’est un événement bizarre et incroyable… Les édredons, tous les édredons de la famille impériale ont disparu hier matin[1].

— Non !…

— C’est comme je vous le dis !… et il a été impossible de savoir ce qu’ils étaient devenus… jusqu’à hier soir où on les a retrouvés à leur place, dans les chambres. Nouveau mystère !

— Oui-dà !… et par où donc étaient-ils passés ?

— Est-ce qu’on le saura jamais ?… On a retrouvé seulement deux plumes, ce matin, dans le boudoir de l’impératrice, ce qui tend à faire croire que les édredons ont dû au moins passer par là… Ces plumes, les voici, je dois les porter à Koupriane.

— Montrez voir ! pria le reporter.

Rouletabille regarda les plumes et les rendit au maréchal en lui demandant :

— Et quelles conclusions tirez-vous de là ?

— Nous sommes d’avis qu’il faut voir dans ce fait un avertissement des révolutionnaires… Du moment qu’ils peuvent enlever les édredons, vous pensez qu’il leur serait aussi facile d’enlever…

— La famille impériale ?… Non, je ne pense pas que ce soit cela !…

— Et que pensez-vous donc ?

— Moi, plus rien !… non seulement je ne pense plus rien… mais je ne veux plus penser à rien… Dites-moi, monsieur le grand maréchal, il est bien inutile, n’est-ce pas, qu’avant mon départ, j’essaie de voir Sa Majesté ?…

— À quoi bon ! monsieur ! Maintenant, nous savons tout !… Cette Natacha, que vous avez défendue contre Koupriane, était bien la coupable… La dernière affaire ne doit plus, raisonnablement, nous laisser aucun doute. Et elle est réglée dès maintenant. Sa Majesté ne veut plus entendre parler de Natacha sous aucun prétexte.

— Et qu’allez-vous faire de cette jeune fille ?

— Le tsar a décidé qu’il n’y aurait aucun procès et que la fille du général Trébassof serait dirigée administrativement sur la Sibérie. Le tsar, monsieur, est bien bon, car il aurait pu la faire pendre. Elle le méritait.

— Oui, oui, le tsar est bien bon !…

— Comme vous êtes triste, monsieur Rouletabille, vous ne mangez pas ?…

— Pas d’appétit, monsieur le maréchal… dites-moi, l’empereur doit bien s’ennuyer à Tsarskoïe-Selo ?

— Oh ! il a tant à travailler !… Il se lève à sept heures ! Petit déjeuner anglais, tea and toasts. À huit heures, il se met au travail jusqu’à dix. De dix à onze, promenade…

Dans le préau ? demanda innocemment Rouletabille.

— Vous dites ?… Ah ! vous êtes un enfant terrible !… Certainement, vous faites bien de vous en aller… certainement. Jusqu’à onze heures, il se promène donc dans

  1. Historique.