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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

De fait, il semblait à Rouletabille, qui levait la tête vers la haute voûte vitrée, qu’il se trouvait dans un hall de gare où était attendu un illustre voyageur, car il y avait des fleurs et des plantes partout. Mais le visiteur que le hall attendait, c’était le mangeur russe ! L’Ogre qui ne manquait jamais de venir manger chez l’Ours ! Montrant les rangées de tables qui alignaient leurs nappes blanches et leurs services éclatants, Athanase Georgevitch, la bouche pleine, disait :

— Ah ! cher petit monsieur français, il faut voir cela à souper, avec les femmes, et les bijoux, et la musique ! On n’a aucune idée de cela en France, aucune. La gaieté, le champagne !… et des bijoux, monsieur, pour des millions de millions de roubles !… Nos femmes sortent tout, tout ce qu’elles ont. Elles sont parées comme les saintes châsses … Tous les bijoux de famille, tout le fond des coffrets ! Ah ! c’est magnifique, tout à fait russe ! moscovite… Que dis-je ? Asiate !… Monsieur !… le soir, dans la fête, nous sommes asiates ! Je vais vous dire quelque chose à l’oreille… Vous voyez que cette énorme salle est entourée de fenêtres à balcons… Chacune de ces fenêtres donne sur un cabinet particulier… Tenez, monsieur, cette fenêtre-là… oui, là… c’était le cabinet du grand-duc… oui, lui-même… un joyeux grand-duc. Eh bien, un soir où il y avait ici un monde fou !… des familles, monsieur ! des familles… d’honorables familles… la fenêtre du balcon s’est ouverte… et une femme toute nue, toute nue comme cette main, monsieur, a été jetée dans la salle qu’elle a traversée en courant… C’était un pari, monsieur, un pari du joyeux grand-duc… et la demoiselle l’a gagné ! Mais quel scandale !… Ah ! n’en parlons plus !… Cela nous porterait malheur !… Mais est-ce assez asiate, hein ?… vraiment asiate ?… Et cela, qui est beaucoup plus triste, tenez, à cette table… c’était la nuit du 1er janvier russe… à souper… une réunion de toute beauté… toute la capitale. Là, au fond, la musique, à minuit juste, venait de commencer le Bodje tsara Krani, pour l’inauguration de la joyeuse année russe, et tout le monde s’était levé, comme de juste, et écoutait en silence, comme il faut, loyalement… Eh bien, à cette table… il y avait avec sa famille un jeune étudiant très bien, très correct, en uniforme… Ce malheureux jeune étudiant, qui s’était levé, comme tout le monde, pour écouter le Bodje tsara Krani, mit, par mégarde, son genou sur une chaise. Alors, vraiment, la position n’était plus déjà correcte : mais ce n’était pas une raison pour le tuer, n’est-ce pas ? Certainement non ! Eh bien, une brute en habit, un monsieur très chic a pris dans sa poche un revolver et l’a déchargé sur l’étudiant, à bout portant… Vous pensez quel scandale, l’étudiant était mort !… Il y avait là, à côté, des journalistes de Paris qui n’en revenaient pas, ma parole ! M. Gaston Leroux, tenez, était à cette table, quel scandale !… Il y a eu une bataille. On a cassé des carafes sur la tête de l’assassin, car c’était, ni plus ni moins, un assassin, un buveur de sang… un Asiate ! On a enlevé l’assassin qui saignait de toutes parts pour le soigner ; quant au mort, il resta étendu là, sous une nappe, attendant la police… et les soupeurs ont continué de boire aux autres tables… Est-ce assez asiate ?… Ici, la femme nue… là, un cadavre… Et les bijoux et le champagne ?… Qu’est-ce que vous dites de ça ?…

— Son Excellence le grand maréchal de la cour vous attend, monsieur !

Rouletabille serra la main d’Athanase Georgevitch qui retourna à ses zakouskis et suivit l’interprète qui lui entr’ouvrit la porte d’un cabinet particulier. Le haut dignitaire était là. Avec cette politesse pleine de charme dont les Russes de la haute société ont, plus que tous autres, le secret, le maréchal fit entendre à Rouletabille qu’il avait cessé de plaire.

— Vous avez été très desservi par Koupriane, qui vous rend responsable des échecs qu’il a essuyés dans cette affaire.

— M. Koupriane a raison, répondit Rouletabille. Et Sa Majesté doit le croire puisque c’est la vérité. Mais ne craignez plus rien de moi, monsieur le grand maréchal, car je ne gênerai plus M. Koupriane, ni personne… Je vais disparaître !

— Je crois que Koupriane s’est déjà chargé du visa de votre passeport…

— Il est bien bon, et il se donne bien du mal…

— Tout cela est un peu de votre faute, monsieur Rouletabille… Nous croyions