Page:Leroux - Rouletabille chez le Tsar.djvu/146

Cette page a été validée par deux contributeurs.
140
L’ILLUSTRATION

la mort de Michel Nikolaievitch, dont ils croient Natacha responsable, et ils ont enlevé Natacha !

Ses yeux cherchent sur le large bras du fleuve une embarcation… Le fleuve est désert… pas une voile !… pas une nacelle visible sur ces flots morts ! « Ah ! que faire ? que faire ? Il faut que je la sauve ! »

Il reprit sa course le long de la rive. Qui donc pourrait lui donner un renseignement utile ? Il s’approcha d’une petite bâtisse habitée par un garde. Ce garde était en train de parler bas à un officier. Le garde avait peut-être remarqué quelque chose, la veille au soir, sur le fleuve. Ce bras du fleuve était presque toujours désert le soir. Une barque qui glisse entre ces rives, au crépuscule, doit être remarquée, certainement. Rouletabille exhiba au garde le papier que lui avait donné Koupriane et, par l’intermédiaire de l’officier (qui était justement un officier de police), il posa ses questions. Le garde avait, en effet, été assez intrigué par les allées et venues d’une légère embarcation qui, après avoir un instant disparu à un coude du fleuve, était revenue à force de rames et avait accosté un cotre qui louvoyait à l’ouverture du golfe. C’était un de ces petits cotres élégants et rapides comme on en voyait aux régates de Lachtka. … Lachtka ! la baie de Lachtka ! Ce mot fut un trait de lumière pour le reporter qui se rappela immédiatement le conseil de Gounsovski : « Surveillez la baie de Lachtka ! et vous me direz si vous croyez toujours à Natacha ! » Gounsovski, quand il lui disait cela, savait déjà certainement que Natacha s’était embarquée avec des compagnons nihilistes, mais il ignorait évidemment qu’elle les avait accompagnés de force !

Était-il trop tard pour sauver Natacha ? En tout cas, avant de mourir, Rouletabille tenterait tout, comme s’il en était temps encore, pour sauver au moins celle-là !… Il courut à la Barque, près de la Pointe.

Ce fut d’une voix ferme qu’il héla le canot de ce restaurant flottant où était venu se heurter, grâce à lui, l’impuissance de Koupriane. Il se fit conduire au-dessus du Staraïa-Derevnia et sauta à l’endroit où il avait vu disparaître, quelques jours auparavant, la petite Katharina. Il enfonça dans la boue et grimpa sur les genoux la pente d’une chaussée qui suivait le rivage. Ce rivage conduisait à la baie de Lachtka, non loin de la frontière de Finlande.

À la gauche de Rouletabille, c’était la mer, l’immense golfe aux flots pâles ; à sa droite, c’était la pourriture des marais. Une eau stagnante qui se perdait à l’horizon, des herbes et des roseaux, un enchevêtrement extraordinaire de plantes aquatiques, de petits étangs dont la glace verdâtre ne se ridait même point sous la brise du large, des eaux lourdes et boueuses. Sur l’étroite langue de terre jetée ainsi entre le marais, le ciel et la mer, il avançait, il avançait toujours, trébuchait, mais sans fatigue, l’œil fixé sur la mer déserte. Tout à coup, un bruit singulier lui fit tourner la tête. D’abord, il ne vit rien ; il entendait au lointain un clapotement immense, cependant qu’une sorte de buée commençait de monter au-dessus des marais. Et puis il distingua, plus près de lui, les herbes hautes des marécages qui ondulaient ; et enfin, il se rendit compte que, du fond des marécages, des troupeaux sans nombre accouraient. Des bêtes, des escadrons de bêtes, dont on voyait les cornes dressées comme des baïonnettes, se bousculaient pour tenir plus tôt la terre ferme. Beaucoup d’entre elles nageaient et, çà et là, sur le dos de quelques-unes, il y avait des hommes nus, des hommes tout nus, dont les cheveux descendaient aux épaules ou flottaient derrière eux comme des crinières. Ils poussaient des cris de guerre et agitaient des bâtons. Rouletabille s’arrêta devant cette invasion préhistorique. Jamais il n’eût imaginé qu’à quelques kilomètres de la perspective Newsky il pourrait lui être donné d’assister à un spectacle pareil. Ces sauvages n’avaient même point une ceinture. D’où venaient-ils avec leurs troupeaux ? De quel bout du monde ou de l’histoire accouraient-ils ? Quelle était cette nouvelle invasion ? Quels prodigieux abattoirs attendaient ces hordes galopantes ? Elles faisaient un bruit de tonnerre dans les marais. Et cela avait mille croupes et cela ondulait comme un océan à l’approche de l’orage. Les hommes tout nus sautèrent sur le chemin, levèrent leurs bâtons, poussèrent des cris gutturaux qui furent compris. Les troupeaux bondirent hors des marécages, s’ébrouèrent vers la cité, laissant derrière eux s’apaiser