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L’ILLUSTRATION

La générale vida le petit verre d’un trait :

— Et comment l’avez-vous découvert ? Comment avez-vous su ?

— D’abord, il avait des lunettes. Tous les nihilistes ont des lunettes en voyage. Et puis, j’ai eu un bon truc. Une minute avant le départ de Paris j’ai fait monter un de mes amis dans le couloir du sleeping, un reporter qui fait tout ce que je veux, sans demander d’explications jamais, le père la Candeur. Je lui ai dit : « Père la Candeur, tu vas crier, tout à coup, très fort : « Tiens ! voilà Rouletabille ! » La Candeur cria donc : « Tiens, voilà Rouletabille ! » et aussitôt tous ceux qui étaient dans le couloir se retournèrent et tous ceux qui étaient déjà dans les compartiments en sortirent, excepté l’homme aux lunettes. J’étais fixé.

La générale regarda Rouletabille qui était maintenant rouge comme une crête de coq et assez embarrassé de sa fatuité.

— Ça mérite peut-être des gifles, ce que je dis là, madame ; mais du moment que l’empereur de toutes les Russies avait le désir de me connaître, je ne pouvais pas admettre qu’un quelconque monsieur à lunettes n’eût point la curiosité de voir comment j’avais le nez fait. Ça n’était pas naturel. Aussitôt le train en marche, je suis allé m’asseoir auprès de ce monsieur et je lui ai fait part de ces réflexions. J’étais tombé juste. Le voyageur enleva ses lunettes et, me fixant bien dans les yeux, m’avoua qu’il était heureux d’avoir avec moi une petite conversation avant qu’il ne me fût rien arrivé de fâcheux. Une demi-heure plus tard, l’entente cordiale était signée. Je lui avais fait comprendre que j’allais là-bas pour faire mon métier de reporter et qu’il serait toujours temps de se fâcher si je n’étais pas sage. À la frontière allemande, il me laissa continuer ma route et retourna tranquillement à sa nitroglycérine.

— Vous voilà « visé », vous aussi, mon pauvre enfant !…

— Oh ! ils ne nous ont pas encore !…

Matrena Pétrovna toussa. Ce nous venait de lui chavirer le cœur. Avec quelle tranquillité cet enfant, qu’elle ne connaissait pas une heure auparavant, se proposait de partager les dangers d’une situation qui excitait généralement la pitié, mais dont les plus braves s’écartaient avec autant de prudence que d’effroi.

— Ah ! mon petit ami… Un peu de ce magnifique bœuf fumé de Hambourg ? Vous m’en direz des nouvelles, arrosé d’anisette…

Mais le jeune homme faisait déjà mousser dans son verre le blond pivô[1] frais :

— Là, fit-il. Maintenant, madame, je vous écoute. Racontez-moi d’abord le premier attentat.

— Maintenant, dit Matrena, nous allons aller dîner…

Rouletabille ouvrait les yeux.

— Mais, madame, qu’est-ce que je viens donc de faire !

La générale sourit. Tous ces étrangers étaient les mêmes. Parce qu’ils avaient mangé quelques hors-d’œuvre, quelques zakouskis, ils s’imaginaient que l’hôte allait les laisser tranquilles. Ils ne savaient pas manger.

— Nous allons passer dans la salle. Le général vous attend. On est à table.

— À ce qu’il paraît que je suis censé le connaître ?

— Oui, vous vous êtes déjà rencontrés à Paris. C’est tout naturel que, de passage à Pétersbourg, vous lui fassiez donc une visite. Vous le connaissez même très bien, assez pour qu’il vous offre la bonne hospitalité complète. Ah ! écoutez ! ma belle-fille aussi !… Oui, Natacha croit que son père vous connaît, ajouta-t-elle, en rougissant.

Elle poussa la porte du grand salon qu’il fallait traverser pour aller à la salle à manger.

De l’endroit où il se trouvait, Rouletabille pouvait apercevoir tous les coins du grand salon, la véranda, le jardin et la loge d’entrée, près de la grille. Dans la véranda, l’homme au paletot marron bordé de faux astrakan semblait continuer son somme sur le canapé ; dans un des coins du salon, un autre individu, silencieux et immobile comme une statue, mais habillé également d’un paletot marron et de faux astrakan,

  1. Bière.