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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

émotion. Le général va les recevoir. Il va les conduire lui-même auprès de la barinia !

— Où sont-ils ?…

— Ils attendent dans le salon !…

— Oh ! Excellence, du sang-froid ! du sang-froid ! et tout n’est pas perdu, supplie le reporter…

Rouletabille et Koupriane se sont habilement glissés dans le jardin. Ermolaï les suit.

— Là ? demande Koupriane.

— Là ! fait Ermolaï.

De l’endroit où ils se trouvent, à travers la véranda, ils peuvent voir les médecins.

Ceux-ci étaient assis sur des fauteuils, l’un à côté de l’autre, à un endroit du salon d’où ils pouvaient tout voir, dans les pièces et dans une partie du jardin en face d’eux, et d’où ils pouvaient tout entendre. Une fenêtre se serait ouverte au-dessus de leur tête, au premier étage, qu’ils en auraient perçu le bruit. On ne pouvait les surprendre d’aucun côté et ils avaient vue sur chaque porte. Ils parlaient doucement, avec tranquillité, en regardant devant eux. Ils paraissaient jeunes. L’un avait un doux visage pâle et souriant et de longs cheveux dorés. L’autre avait une figure anguleuse, une tenue roide, une physionomie grave, un nez d’aigle et des lunettes. Ils étaient vêtus tous deux de longues redingotes noires fermées sur leur calme poitrine.

Koupriane et le reporter, suivis d’Ermolaï, s’étaient avancés avec de grandes précautions en marchant sur les pelouses. Masqués par l’escalier de bois qui conduisait à la véranda et par la rampe fleurie, ils étaient maintenant assez près d’eux pour les entendre. Koupriane tendit une oreille avide aux propos de ces deux jeunes hommes, qui auraient pu être si riches de jours, et qui allaient mourir d’une si horrible mort, en détruisant tout autour d’eux. Ils parlaient du temps qu’il avait fait, de la douceur de la nuit et de la beauté du crépuscule, ils parlaient de l’ombre sous les bouleaux et les arbres, des golfes rayonnants d’une lumière d’or, de la fraîcheur des flots et de la douceur du printemps du Nord. Voilà de quoi ils parlaient. Koupriane murmura : « Les assassins ! » Cependant il fallait prendre une résolution et c’était cela qui était terrible. Un faux mouvement, une maladresse, et ils étaient avertis et tout sautait ! Ils devaient avoir des bombes sous leur redingote ; à eux deux, ils étaient bien deux bombes vivantes ! Leur poitrine, en respirant, devait soulever la mort et leur cœur s’appuyait déjà sur l’explosion !

En haut, on entendait un rapide remue-ménage, des pas sur le plancher et un bruit de voix ; des ombres passaient derrière les vitres éclairées. Koupriane, rapidement, interrogea Ermolaï qui lui apprit que les amis du général étaient encore là. Quant aux deux médecins, il n’y avait pas deux minutes qu’ils étaient arrivés. Le petit docteur de Vassili Ostrow était parti aussitôt, disant qu’il n’avait plus rien à faire du moment que deux pareilles célébrités de la Faculté se trouvaient dans la maison. Toutefois, malgré cette célébrité-là, ces messieurs avaient prononcé des noms que personne ne connaissait. Koupriane pensa que le petit docteur était un complice. Le plus pressé était d’avertir ceux d’en haut. Le danger immédiat était que l’on vint, d’en haut, chercher les médecins pour les conduire auprès du général, ou que le général descendît lui-même. Évidemment, ils n’attendaient que cela. Ils attendaient cela. Ils voulaient mourir dans ses bras, être sûrs que, cette fois, il ne leur échapperait pas ! Koupriane ordonna à Ermolaï de monter dans la véranda, de s’adresser très naturellement à eux, sur le seuil du salon, pour leur dire, très naturellement, très naturellement, qu’il allait voir s’il pouvait maintenant les accompagner chez la barinia. En haut, il avertirait les autres qui ne devaient rien faire en attendant Koupriane ; puis Ermolaï redescendrait et dirait à ces messieurs : « Dans une petite seconde, s’il vous plaît ».

Ermolaï recula jusqu’à la loge et vint tranquillement, normalement, en faisant crier le gravier du sentier sous ses pas pesants, tranquilles et normaux, jusqu’à la véranda. C’était un homme intelligent. Il avait compris et il avait un sang-froid extraordinaire d’important intendant de campagne. Doucement, naturellement, il gravit