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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

reur entre un bon cigare et « un petit verre d’anisette, monsieur, si vous ne prenez pas de champagne ! » Et il lui fallut boire avant de partir, « trinquer à la santé », promettre de revenir une autre fois, quand il voudrait ; la maison lui était ouverte. Rouletabille put se rendre compte qu’elle était ouverte à tout le monde, la maison… à tous… à tous ceux qui avaient une délation à faire, quelqu’un à envoyer au bagne ou à la mort ou à l’oubli… Pas un gardavoï au padiès pour arrêter l’élan des visiteurs… On entrait chez Gounsovski comme chez un ami et il était toujours prêt à vous rendre service, bien sûr !

Il accompagna le reporter jusque sur le palier. Rouletabille allait se risquer à leur parler d’Annouchka (pour arriver à Natacha), quand l’autre lui dit subitement, avec un sourire singulier :

— À propos, croyez-vous-toujours à Natacha Trébassof ?

J’y croirai jusqu’à ma mort ! lui jeta Rouletabille ; mais j’avoue qu’en ce moment, je ne sais pas où elle est passée !

Surveillez donc la baie de Lachka ! et vous viendrez me dire demain « si vous y croyez toujours ! » lui répliqua l’autre, confidentiellement, dans l’oreille, avec un horrible ricanement qui fit bondir le reporter dans l’escalier.

Et maintenant, c’était Priemkof ! Priemkof après Mataiew ! Il semblait au jeune homme qu’il avait à combattre non seulement tous les révolutionnaires, mais encore toute la police russe ! Et Gounsovski lui-même ! Et Koupriane ! Et tous ! tous ! Mais il fallait aller au plus pressé, à ce Priemkof et à ses bombes vivantes ! Quelle aventure étrange et redoutable et ahurissante que celle du Nihilisme et de la Police russe ! Koupriane et Gounsovski employaient un homme qu’ils savaient être un révolutionnaire et l’ami des révolutionnaires. Le Nihilisme, de son côté, considérait comme un des siens cet homme de la police. À tour de rôle, l’homme, pour se maintenir en équilibre, devait faire les affaires de la police ou celles de la Révolution et, de part et d’autre, on était prêt, quoi qu’il arrivât, à se déclarer satisfait, parce qu’il lui fallait donner des gages. Seuls, les imbéciles, comme Gapone, se laissaient pendre, ou finissaient par être exécutés comme Azef, à force de maladresses. Mais un Priemkof, en jouant des deux polices, avait des chances de vivre longtemps et un Gounsovski mourait tranquillement dans son lit avec tous les secours de la religion.

Cependant, de jeunes cœurs sincères, bardés de dynamite, sont mystérieusement poussés dans la nuit atroce du Mystère Russe, et ils ne savent où ils vont et cela leur est égal, car ils ne demandent qu’à exploser de haine et d’amour : bombes vivantes ![1]



Au coin d’Aptiekarski-pereoulok, Rouletabille se heurta à Koupriane qui sortait de chez le père Alexis et qui, ayant aperçu le reporter, fit arrêter sa voiture en criant qu’il se rendait immédiatement à la datcha.

— Eh bien ! vous avez vu le père Alexis ?

— Oui, fit Koupriane. Et, cette fois, je vous tiens ! Tout ce que je vous disais, tout ce que j’avais prévu, est arrivé ! Mais vous avez des nouvelles des malades ? À propos, une chose assez curieuse : tout à l’heure, je rencontre Kister sur la Newsky.

— Le médecin ?

— Oui, un des médecins de Trébassof chez qui j’avais envoyé un de mes inspecteurs avec mission de le ramener à la datcha, ainsi que son ordinaire compagnon le docteur Litchkof ! Eh bien ! ni Litchkof ni lui n’avaient été prévenus ! Ils ne savaient pas ce qui s’était passé à la datcha. Ils n’avaient pas vu mon inspecteur. J’espère que

  1. Procès de la révolte des équipages à Cronstadt. Arrestation des deux jeunes femmes dont les poitrines étaient des bombes.