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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

Et comme le jeune homme se récriait, s’excusait : « Oh ! nous savons que vous êtes très occupé, monsieur Rouletabille ; mon mari ne me parle que de vous, donc ! Mais nous savions aussi que vous finiriez par venir. On finit toujours par venir à une invitation de mon mari !  » acheva-t-elle avec son important et gras sourire.

Rouletabille, à cette dernière phrase, eut un frisson. Il eut vraiment peur devant ces deux figures atrocement banales, au fond de cet horrible honnête petit salon.

La femme reprit :

— Mais vous avez dû très mal dîner donc déjà, à cause de la fâcheuse chose chez le général Trébassof ? Venez dans la salle à manger, pajaost ?

— Ah ! on vous a dit ?… interrogea Rouletabille. Non, non, merci, je n’ai besoin de rien ! Vous savez ce qui s’est passé ?

Si vous étiez venu dîner, il ne se serait peut-être rien passé du tout, vous savez ? dit tranquillement Gounsovski en se rasseyant sur ses coussins et en se remettant à considérer sa partie de dames du haut de ses lunettes, et il ajouta : « Enfin, félicitations à Koupriane d’en avoir été quitte pour la peur ! »

Pour Gounsovski, il n’y avait que Koupriane ! La vie ou la mort de Trébassof ne l’occupaient point. Seuls les faits et gestes du préfet de police avaient le don de l’émouvoir. Il commanda à une femme de chambre, qui glissait dans l’appartement sans faire plus de bruit qu’une ombre, d’approcher de la table de jeu un guéridon chargé de zakouskis et de bouteilles de champagne, et il poussa un pion en disant : « Vous permettez ? Ce coup m’est dû. Je ne veux pas le perdre. »

Rouletabille osa poser sa main sur ce poignet huileux et poilu qui sortait d’une manchette douteuse :

— Que me dites-vous là ? Comment auriez-vous pu prévoir ?

— Il faut tout prévoir, répliqua Gounsovski en offrant des cigares, tout prévoir du moment que Mataiew a été remplacé par Priemkof.

— Eh bien ? questionna avec inquiétude Rouletabille en se rappelant la scène du fouet dans la chapelle des gardavoïs.

— Eh bien, ce Priemkof, entre nous (et il se pencha à l’oreille du reporter), ne vaut guère mieux pour la police de Koupriane que Mataiew lui-même… très dangereux… aussi. Quand j’ai appris qu’il remplaçait Mataiew à la datcha des Îles, j’ai pensé à bien des malheurs… Mais ce n’est pas mon affaire, n’est-ce pas ? Koupriane aurait pu me faire dire : « Occupez-vous de ce qui vous regarde, donc !… » C’était déjà beaucoup que je l’eusse prévenu des bombes vivantes. Elles m’ont été « annoncées » par le même indicateur qui nous a fait prendre les deux bombes vivantes (des femmes, s’il vous plaît) qui se rendaient au tribunal militaire de Cronstadt, après la rébellion de la flotte. Rappelez-lui cela. Cela le fera réfléchir, en vérité. Je suis un brave homme. Je sais qu’il dit du mal de moi ; je ne lui en veux pas. L’intérêt de l’Empire avant tout. Je ne parlerais pas avec vous de tout cela si je ne savais que le tsar ne vous honore de sa faveur. Alors, je vous ai invité à dîner. En dînant, on cause. Mais vous n’êtes pas venu ! Et, pendant que vous dîniez là-bas et que Priemkof veillait sur la datcha, il est arrivé « cette fâcheuse chose » dont parlait Mme Gounsovski.

Rouletabille n’avait pas voulu s’asseoir malgré les objurgations de Mme Gounsovski ; il enleva brutalement des mains du chef de l’Okrana la boîte de cigares que celui-ci continuait de lui tendre… détail d’hospitalité qui, dans l’instant, l’énervait par-dessus tout, car ce que l’autre disait ne faisait qu’augmenter les ténèbres dans lesquelles, depuis quelques heures, il se débattait. Il ne comprenait bien qu’une chose, c’est qu’un nommé Priemkof, dont il n’avait jamais entendu parler, aussi déterminé que Mataiew à la perte du général, avait la confiance de Koupriane pour la garde de la datcha des Îles. Mais il fallait avertir Koupriane tout de suite.

— Comment ne l’avez-vous pas déjà fait, vous, monsieur Gounsovski ? Pourquoi attendez-vous de m’en parler à moi ? C’est inimaginable !

— Permettez ! permettez ! fit l’autre en souriant béatement derrière ses lunettes, ça n’est pas la même chose…