sonnés et remplissaient la maison de leur bruyant dévouement et de leurs protestations d’amour. Cependant un tout petit docteur du quartier populaire de Vassili Ostrow, ramené par la police, avait fini par rassurer tout le monde. La police n’avait pas trouvé chez eux les médecins ordinaires du général, mais annonçait l’arrivée prochaine de deux célébrités, à la porte desquelles elle était allée frapper. En attendant, elle avait ramassé en route ce petit docteur qui était gai et bavard comme une pie. Il avait eu cependant beaucoup à faire avec Matrena Pétrovna, laquelle avait été si malade que son époux Féodor Féodorovitch en tremblait encore… « pour la première fois de sa vie », affirmait l’excellent Ivan Petrovitch.
Le reporter fut tout étonné de n’apercevoir Natacha ni chez Matrena, ni chez Féodor. Il demanda à Matrena où se trouvait sa belle-fille. Matrena tourna vers lui un visage d’effroi. Quand ils furent seuls, elle lui dit :
— Je ne sais pas, nous ne savons pas où elle est. Presque aussitôt après votre départ, elle a disparu et on ne l’a plus revue. Le général l’a demandée plusieurs fois. Je me suis vue obligée de lui répondre que Koupriane l’avait emmenée avec lui pour avoir des détails nécessaires sur ce qui s’était passé…
— Elle n’est pas avec Koupriane, dit Rouletabille…
— Où est-elle ? Cette disparition est plus qu’étrange au moment où nous râlons… où son père… mon Dieu ! laissez-moi, mon enfant… j’étouffe… j’étouffe !…
Rouletabille appela le petit docteur et sortit de la chambre. Il était venu avec l’idée de visiter la maison, pièce par pièce, morceau par morceau, pour se rendre compte de la possibilité d’y pénétrer par un endroit que tout d’abord il n’aurait pas découvert !… endroit par lequel se serait glissé celui qui avait continué de se promener dans la datcha avec du poison. Mais voilà qu’un fait nouveau se dressait devant lui et dont l’importance primait tout le reste : la disparition de Natacha. Ah ! comme il maudit son ignorance de la langue russe… et pas un de ces hommes de Koupriane qui sût le français. Enfin, il put tirer quelque chose d’Ermolaï. L’intendant avait aperçu un moment Natacha, hors de la grille, regardant le chemin à droite et à gauche… et puis il avait été appelé près du général et il ne savait plus rien… C’est tout ce que le reporter put comprendre aux gestes beaucoup plus qu’aux paroles d’Ermolaï.
Le malheur encore était que le crépuscule s’était fait plus sombre et qu’il eût été impossible maintenant au reporter de relever la piste légère de Natacha. Était-il vrai que la jeune fille se fût enfuie dans un moment pareil ? Immédiatement, après le poison ? Avant même de savoir si son père et sa belle-mère étaient tout à fait hors de danger ? Si Natacha était innocente, comme voulait le croire encore Rouletabille, cette attitude devenait prodigieusement incompréhensible, car la jeune fille ne pouvait ignorer que les soupçons de Koupriane en allaient être singulièrement fortifiés. Le reporter avait le plus grand intérêt à la voir immédiatement, le plus grand intérêt pour tous, surtout dans ce moment où les nihilistes précipitaient leurs coups, le plus grand intérêt pour elle et pour lui, menacé également de mort, à s’entendre avec elle, à lui renouveler la proposition qu’il lui avait faite quelques minutes avant le poison et dont elle n’avait pas voulu entendre parler, par pitié pour lui ou par défiance. Où était Natacha ? Il pensa qu’elle avait pu tenter de rejoindre Annouchka, et il y avait des raisons à cela, soit qu’elle fût innocente, soit qu’elle fût coupable. Mais où était Annouchka ? Qui aurait pu le dire ? Gounsovski peut-être ? Rouletabille se jeta dans un isvo qui revenait à vide de la Pointe et donna l’adresse particulière de Gounsovski. Il daigna alors se rappeler qu’il avait été invité le jour même à dîner chez Gounsovski. On ne devait plus l’attendre… Il se trompait. On l’attendait. Mais on avait, depuis longtemps, fini de dîner.
M. et Mme Gounsovski jouaient une partie de dames sous la lampe. Rouletabille, à son entrée dans le salon, reconnut le crâne luisant de saindoux du terrible homme. Gounsovski vint à lui, courbé, obséquieux, ses mains grasses en avant. Il le présenta à Mme Gounsovski qui était couverte de bijoux sur une robe de soie noire montante. Elle avait le teint sale avec des yeux magnifiques. Elle aussi débordait de graisse : « On vous attendait, monsieur, » dit-elle, en minaudant timidement, avec le charme d’une dame un peu mûre qui joue à faire l’enfant.