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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

l’émotion de cette brave femme le gagnait, se raidissait pour n’en laisser rien paraître…

— Je pourrais tout de même bien vous aider un peu, fit-il… M. Koupriane m’a dit qu’il y avait un véritable mystère… c’est mon métier à moi de démêler les mystères…

— Je sais ce que pense Koupriane, dit-elle, en secouant la tête. Mais, si je devais penser un jour, moi, ce que pense Koupriane, j’aimerais mieux être morte !

Et la bonne Matrena Pétrovna leva vers Rouletabille ses beaux grands yeux tout brillants des larmes qu’elle retenait… et elle ajouta tout de suite :

— Mais mangez donc, mon cher petit hôte, mangez donc !… Mon cher enfant, il faudra oublier tout ce que vous a dit Koupriane… quand vous serez retourné dans la belle France…

— Je vous le promets, madame…

— C’est l’empereur qui vous a fait faire ce grand voyage… Moi, je ne voulais pas… Il a donc bien confiance en vous ? demanda-t-elle naïvement en le fixant avec une grande attention à travers ses larmes.

— Madame, je vais vous dire. J’ai quelques bonnes affaires à mon actif sur lesquelles on lui a fait des rapports et puis, on lui permet de lire quelquefois les journaux, à votre empereur. Il avait entendu parler surtout (car on en a parlé dans le monde entier, madame) du mystère de la chambre jaune et du parfum de la dame en noir

Ici, Rouletabille regarda en-dessous la générale et conçut une grande mortification de ce que celle-ci exprimât, à ne s’y point tromper, sur sa bonne franche physionomie, l’ignorance absolue où elle était de ce mystère jaune et de ce parfum noir.

— Mon petit ami, dit-elle, d’une voix de plus en plus voilée, vous m’excuserez, mais il y a longtemps que je n’ai plus d’yeux pour lire…

Et les larmes, maintenant, le long du visage, coulaient… coulaient…

Rouletabille n’y tint plus. Il se rappela d’un coup tout ce que cette héroïque femme avait souffert dans ce combat atroce de chaque jour contre la mort qui rôde. Il prit en frémissant ses petites mains grasses aux doigts trop chargés de bagues :

— Madame ! ne pleurez plus ! On veut vous tuer votre mari. Eh bien, nous serons au moins deux à le défendre, je vous le jure !…

— Même contre les nihilistes ?

— Eh ! madame, contre tout le monde !… J’ai mangé tout votre caviar : je suis votre hôte !… je suis votre ami !…

Disant cela, il était tout vibrant, tout sincère et si drôle que la générale ne put s’empêcher de sourire au milieu de ses larmes. Elle le fit se rasseoir tout près d’elle.

— Le grand maître de la police m’a beaucoup parlé de vous. Et c’est venu tout d’un coup, par hasard, après le dernier attentat et une chose mystérieuse que je vous dirai. Il s’est écrié : « Ah ! il nous faudrait un Rouletabille pour débrouiller cela !… » Le lendemain, il revenait ici. Il était allé à la cour. Là-bas, on s’était, paraît-il, beaucoup occupé de vous. L’empereur désirait vous connaître… Voilà comment les choses se sont faites par l’entremise de l’ambassade, à Paris…

— Oui, oui… et naturellement, tout le monde l’a su… c’est gai !… Les nihilistes m’ont averti aussitôt que je n’arriverais pas en Russie vivant. C’est, du reste, ce qui m’a décidé à y venir. Je suis d’un naturel très contrariant.

— Et comment s’est passé le voyage ?

— Mais, pas mal… merci !… j’ai déniché tout de suite, dans le train, le jeune Slave qui était chargé de ma mort et je me suis entendu avec lui… c’est un charmant garçon : ça s’est très bien arrangé.

Rouletabille mangeait maintenant des plats étranges auxquels il lui eût été difficile de donner un nom. Matrena Pétrovna lui posa sa grasse petite main sur le bras :

— Vous parlez sérieusement ?

— Très sérieusement.

— Un petit verre de votka ?

— Jamais d’alcool.