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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

— Qu’avez-vous donc fait, monsieur Rouletabille ?

— J’ai peut-être fait tuer un innocent !

— Tant que vous n’en serez pas sûr, ne vous désolez donc pas, mon cher ami.

— C’est assez que la question se pose pour que je n’en puisse plus respirer, fit le reporter… et il exhala un soupir si douloureux que cet excellent M. Koupriane eut pitié de cet enfant. Il lui tapota le genou.

— Allons ! allons ! jeune homme, il faut que vous sachiez donc une chose. Déjà, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs… c’est comme cela que l’on dit, je crois, à Paris.

Rouletabille se détourna de lui, le cœur plein d’épouvante : Ah ! si c’était un autre ! un autre que ce Michel ! Si c’était une autre main que la sienne qui leur était apparue, à Matrena et à lui, Rouletabille, dans la nuit mystérieuse !… Si Michel Nikolaïevitch était innocent !… Ah ! il se tuerait, bien sûr !… Et les terribles paroles qu’il avait échangées avec Natacha lui revenaient à la mémoire, sonnaient à ses oreilles à l’assourdir… « Doutez-vous maintenant, avait-il demandé, que Michel ait voulu empoisonner votre père ? » Et Natacha avait répondu : « Je veux le croire ! Je veux le croire pour vous, mon pauvre enfant !… » Et ceci qui lui revenait encore et qui était plus effrayant que tout : « On peut avoir tenté d’empoisonner mon père et n’être point venu par la fenêtre ? » Il avait fait le brave devant une pareille hypothèse… mais maintenant, maintenant que le poison continuait… continuait à l’intérieur de cette maison dont il croyait si bien connaître les êtres et les choses… continuait maintenant que Michel Nikolaïevitch était mort !… Ah ! d’où pouvait-il venir, ce poison ? et quel était-il ?… Que père Alexis se presse donc dans son analyse… s’il a quelque reconnaissance pour le pauvre Rouletabille !

Douter, lui… Rouletabille… et dans une affaire où il y avait un cadavre par sa faute !… Douter, mais c’était pour lui un supplice pire que la mort !…

Quand ils arrivèrent à la police, Rouletabille sauta de la voiture de Koupriane et, sans lui dire un mot, héla un isvo qui passait à vide. Il se faisait reconduire chez le père Alexis. C’était plus fort que lui ; il ne pouvait pas attendre. Sous la voûte d’Aptiekarski-pereoulok, il revit l’agent que Koupriane avait placé avec l’ordre de lui apporter le pli du père Alexis ; l’agent le regarda avec étonnement. Rouletabille traversa la cour ; il pénétra à nouveau dans le capharnaüm. Le père Alexis ne s’y trouvait naturellement point, occupé qu’il était dans son laboratoire. Mais un personnage qu’il ne reconnut pas tout d’abord attira l’attention du reporter. Dans la demi-ténèbre du magasin, une ombre était mélancoliquement penchée sur les vieilles icônes du comptoir. Ce n’est que lorsqu’elle se redressa avec un profond soupir et qu’un peu de la lumière du dehors, salie et jaunie d’avoir passé à travers des vitres qui n’avaient point connu le coup de torchon depuis qu’elles avaient été posées là, vint l’éclairer doucement au visage, que Rouletabille devina qu’il se trouvait en face de Boris Mourazof. Eh quoi ! c’était là le brillant officier dont il avait admiré l’élégance et le charme, aux pieds de la belle Natacha, dans la datcha d’Élaguine. Maintenant, plus d’uniforme ; il avait jeté sur ses épaules courbées un mauvais paletot dont les manches pendaient à ses côtés, désespérées ; et un chapeau de feutre aux bords rabattus cachait à moitié sa mauvaise mine. En quelques jours, en quelques heures, comme il était changé ! Mais, tel qu’il était, il gênait encore Rouletabille. Que faisait-il là ? Est-ce qu’il n’allait pas s’en aller ? Il avait ramassé sur le comptoir une icône dont il alla faire briller l’argent oxydé près de la fenêtre, en la considérant avec assez d’attention pour que le reporter pût espérer atteindre la porte du laboratoire sans être aperçu. Déjà il avait la main sur la poignée de cette porte qui se trouvait derrière le comptoir, quand il s’entendit interpeller par son nom.

— C’est vous, monsieur Rouletabille, demanda la voix triste de Boris. Qu’est-ce qui vous amène donc par ici ?

— Tiens ! Tiens ! Monsieur Boris Mourazof, si je ne me trompe !… Ah ! bien, je ne m’attendais pas à vous trouver chez le père Alexis !

— Pourquoi donc ? monsieur Rouletabille… On trouve tout chez le père Alexis… Tenez !… voici deux vieilles petites icônes en bois, ornées de ciselures, qui viennent di-