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L’ILLUSTRATION

science des rebouteux, de la vieille expérience séculaire des sorciers ». Entre temps, il continuait à guérir tous ceux qui se présentaient à ses soins, en général, et la police en particulier. Les gardavoïs avaient appris le chemin de son antre. Le bonhomme avait des emplâtres souverains pour « après le scandale »[1]. Si bien que, lorsque les médecins du quartier essayèrent de le poursuivre pour exercice illégal de leur métier, une députation de gardavoïs alla trouver Koupriane qui prit tout sur son compte et arrangea l’affaire. On le mit sous la protection des saints et le père Alexis ne tarda pas à être lui-même quelque chose comme un saint homme. Il ne manquait jamais, à la Noël et à la Pâques russe, d’envoyer ses plus belles images à Rouletabille en lui souhaitant mille prospérités et en lui disant que, s’il venait jamais à Pétersbourg, il se ferait un plaisir de le recevoir à Aptiekarski-pereoulok où il était honnêtement établi herboriste. Le père Alexis, comme tous les vrais saints, était un modeste.

Quand le père Alexis fut un peu revenu de son émoi, Rouletabille lui dit :

— Père Alexis, c’est encore du poison que je vous apporte, mais vous n’avez rien à craindre puisque Son Excellence le maître de police est avec moi. Voilà ce que vous allez faire. Vous allez nous dire quel poison ont contenu ces quatre verres et contiennent encore ce flacon et cette petite fiole.

— Quelle est cette petite fiole ? demanda Koupriane en voyant sortir de la poche de Rouletabille une petite bouteille bouchée.

Le reporter lui répondit :

— J’ai mis dans cette petite bouteille la votka que contenaient le verre de Natacha et le mien et à laquelle nous n’avons pour ainsi dire pas touché !

— C’est donc vous que l’on veut empoisonner, Seigneur Jésus ! s’écria le père Alexis.

— Non ! ce n’est pas moi ! répliqua Rouletabille très énervé, ne vous occupez pas de ça. Faites simplement ce que je vous dis. Enfin vous analyserez également ces deux serviettes.

Et il sortit de son pardessus deux linges maculés.

— Très bien ! fit Koupriane, vous avez pensé à tout.

— Ce sont les serviettes du général et de sa femme !

— Bien, bien, j’ai compris…, dit le maître de police.

— Et toi, Alexis, as-tu compris ? interrogea le reporter. Quand aurons-nous le résultat de tes analyses ?

— Dans une heure, au plus tard.

— C’est parfait ! fit Koupriane, maintenant je n’ai point besoin de te dire de retenir ta langue. Je vais te laisser ici un de mes hommes. Tu nous écriras un mot que tu cachetteras et qu’il m’apportera à la police. C’est bien entendu ? Dans une heure ?

— Dans une heure, Excellence !…

Ils sortirent pendant qu’Alexis les suivait en se courbant jusqu’à terre. Koupriane fit monter Rouletabille dans sa voiture. Le jeune homme se laissa emmener. On eût dit qu’il ne savait plus où il était ni ce qu’il faisait. Il ne répondait pas aux questions du grand maître de la police.

— Ce père Alexis, reprenait Koupriane, c’est une figure… une vraie figure !… et, pour moi, un rude malin… Il a vu que le père Jean de Cronstadt réussissait et il s’est dit : « Puisque les marins ont leur père Jean de Cronstadt, pourquoi les gardavoïs n’auraient-ils pas leur père Alexis d’Aptiekarski-pereoulok ?

Mais Rouletabille ne répondait toujours point. Koupriane finit par lui demander « ce qu’il avait ».

— J’ai, répondit Rouletabille, qui ne parvenait plus à cacher son angoisse… j’ai que le poison continue…

— Ça vous étonne ? constata Koupriane : moi, pas !

Rouletabille regarda et secoua la tête. Il dit, avec des lèvres qui tremblaient :

— Je connais votre pensée. Elle est abominable. Mais ce que j’ai fait est certainement plus abominable encore…

  1. C’est ainsi que l’on appelle, là bas, l’émeute.