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L’ILLUSTRATION

un petit sac qu’elle agitait, dont elle versa la poudre, en tremblant affreusement, dans les deux premiers verres vides qui étaient à sa portée et qui étaient ceux où elle et le général avaient déjà bu. Et c’est elle encore qui eut la force de les remplir d’eau, car Rouletabille était annihilé par le général qu’il tenait toujours dans ses bras ; et Natacha ne considérait, ne regardait que son père, penchée sur lui, comme pour suivre le progrès du terrible poison… pour lire dans ses yeux si c’était le salut ou la mort : « De l’ipéca ! » râla Matrena Pétrovna, et ce fut elle qui fit boire le général. Elle ne but qu’après lui. L’héroïque femme avait dû dépenser une force surhumaine pour aller chercher elle-même, dans sa pharmacie, l’antidote salutaire, cependant que la douleur commençait à lui tenailler les entrailles…

Quelques minutes plus tard, on pouvait les considérer comme sauvés tous les deux. Les serviteurs, Ennolaï en tête, étaient enfin accourus. Réunis dans la loge, ils n’avaient point, paraît-il, entendu le commencement du drame, les cris de Natacha et de Rouletabille. Et Koupriane aussi venait d’arriver. C’est lui qui s’occupa avec Natacha de faire coucher les deux malades. Il chargea ensuite un de ses agents de courir chercher des médecins les plus proches que l’on trouverait.

Puis le maître de police se dirigea vers le kiosque où il avait laissé Rouletabille. Mais Rouletabille ne s’y trouvait plus et le flacon de votka et les verres dans lesquels on avait bu avaient également disparu. Ermolaï se trouvait à quelques pas de là ; il lui demanda où était le jeune Français, L’intendant lui répondit qu’il venait de partir en emportant le flacon et les verres. Koupriane jura. Il bouscula Ermolaï et voulut même lui donner du poing pour avoir permis qu’une chose pareille se fût passée devant ses yeux sans qu’il eût osé protester.

Ermolaï, qui était d’une grande fierté, esquiva le poing de Koupriane et répondit qu’il avait voulu s’opposer à l’acte du jeune Français, mais que celui-ci lui avait montré un papier de la police sur lequel, lui, Koupriane, avait déclaré à l’avance que tout ce que ferait le jeune Français serait bien fait.


XII

LE PÈRE ALEXIS


Koupriane étant monté dans sa calèche qui l’attendait à la porte, donna des ordres pour que la voiture rentrât immédiatement à Pétersbourg. Il eut, en route, l’occasion de parler à trois agents dont il était peut-être seul à connaître la présence en cet endroit d’Élaguine. Ces agents lui donnèrent le renseignement qu’il désirait sur le chemin suivi par Rouletabille. Le reporter était certainement rentré en ville. La voiture vola vers le pont Troïtsky. Là, au coin de la Naberjnaïa, Koupriane fut assez heureux pour apercevoir le reporter au fond d’un isvo. Rouletabille donnait des coups de poing à la russe dans le dos de son cocher pour lui faire hâter sa course. En même temps, il criait de toutes ses forces un des rares mots qu’il avait eu le temps d’apprendre : « Naleva ! Naleva !… » (à gauche). L’isvotchick dut, en fin de compte, comprendre, car, en vérité, il ne pouvait tourner que sur sa gauche. S’il avait tourné à droite, naprava, il se serait jeté dans le fleuve. Et la petite voiture se rua sur les cailloux pointus d’un quartier qui aboutir à une petite rue : Aptiekarski-pereoulok, au coin du canal Kathrine. Cette ruelle des pharmaciens n’en possédait aucun ; mais il y avait là une curieuse enseigne d’herboriste devant laquelle Rouletabille fit arrêter son isvotchick. Presque en même temps la calèche venait se ranger sous la voûte. Rouletabille reconnut Koupriane ; il ne suspendit même pas sa course ; il lui cria :

— Ah ! vous voilà, eh bien, suivez-moi !…

Il tenait dans ses mains le flacon et les verres. Koupriane ne put s’empêcher de remarquer la singulière physionomie qu’il avait. Il pénétra avec lui au fond d’une cour, dans un magasin sordide.

— Comment ! lui disait Koupriane. Vous connaissez le père Alexis ?