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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

Toute la boîte d’allumettes y avait passé, et chaque allumette était à sa place comme il convient dans un empire où l’étiquette n’a pas perdu ses droits…

— Eh bien, continuait le général, veux-tu savoir, Matrena Pétrovna, ce que c’est qu’une Constitution ?… Voilà !… Voilà ce que c’est que la Constitution !…

Et le général, d’un tour de main, mêla toutes les allumettes. Rouletabille riait, mais la bonne Matrena Pétrovna dit :

— Je ne comprends pas, Féodor Féodorovitch.

— Eh ! cherche l’empereur, maintenant !

Cette fois Matrena Pétrovna comprit. Elle rit bien, elle rit aux éclats, et Natacha aussi rit. Enchanté de son succès, Féodor Féodorovitch saisit un des petits verres que Natacha avait remplis de votka en arrivant.

— Écoutez, mes enfants, fait-il, nous allons toujours commencer les zakouskis… Koupriane devrait déjà être ici.

Ce disant, tenant toujours un petit verre d’une main, il cherche de l’autre sa montre dans la poche de son gilet et en sort un magnifique oignon dont on entend distinctement le tic tac :

— Ah ! ah ! la montre est revenue de chez l’horloger ! fait remarquer Rouletabille en souriant à Matrena Pétrovna. À ce qu’il paraît, elle est magnifique !

— Elle est d’un fort joli travail ! fit le général. Elle me vient de mon grand-père, voyez ! Elle marque les secondes et les phases de la lune et elle sonne l’heure et les demi-heures.

Rouletabille, penché sur la montre, admira.

— Vous attendiez M. Koupriane à dîner ? demanda le jeune homme, toujours en regardant la montre.

— Oui, mais, puisqu’il est si en retard, tant pis ! À votre santé, mes enfants ! dit le général en remettant dans sa poche l’oignon que lui rendait Rouletabille.

— À votre santé, Féodor Féodorovitch, reprit, avec sa tendresse accoutumée, Matrena Pétrovna.

Rouletabille et Natacha ne firent que tremper leurs lèvres dans la votka, mais Féodor et Matrena burent leur eau-de-vie à la russe, d’un seul coup, haut le coude, la vidant à fond et en envoyant carrément le contenu au fond de la gorge. Ils n’avaient point plutôt accompli ce geste que le général poussait un juron formidable et s’essayait à rejeter ce qu’il venait d’avaler de si bon cœur. De son côté, Matrena crachait aussi, regardant avec épouvante le général.

— Qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’on a mis dans la votka ? s’écria Féodor.

— Qu’est-ce qu’on a mis dans la votka ? répétait Matrena Pétrovna d’une voix sourde et les yeux hors de la tête.

Les deux jeunes gens s’étaient précipités sur les deux malheureux. Le masque de Féodor prenait un air d’atroce souffrance.

— Nous sommes empoisonnés !… s’écria le général, entre deux hoquets… je brûle !

Prête à devenir folle, Natacha avait pris la tête de son père dans ses mains ; elle lui criait :

— Vomis, papa ! vomis !…

— Il faut envoyer chercher un vomitif, clama Rouletabille, qui soutenait le général, lequel lui avait glissé dans les bras…

Matrena Pétrovna, dont on entendait les efforts rauques, se jeta au bas du kiosque, traversa le jardin en courant comme si elle avait le feu à ses jupes, bondit dans la véranda… Pendant ce temps, le général parvenait à se soulager, grâce à Rouletabille qui lui avait enfoncé une cuiller dans la bouche. Natacha ne savait plus que gémir : « Mon Dieu !… Mon Dieu !… Mon Dieu !… » Féodor Féodorovitch se tenait les entrailles, en répétant : « Je brûle, je brûle !… » La scène était effroyablement tragique et burlesque à la fois. Pour ajouter à ce burlesque, la montre du général se mit à sonner huit heures dans sa poche. Et Féodor Féodorovitch se dressa dans un effort suprême : « Oh ! c’est épouvantable ! » Matrena Pétrovna accourait le visage rouge, violacé. Elle étouffait… sa bouche râlait ; mais elle tendait quelque chose,