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L’ILLUSTRATION

— Allez-vous-en ! répéta-t-elle.

Rouletabille la retint encore malgré elle. Elle se détournait de lui, elle ne voulait plus l’entendre.

— Mademoiselle, fit-il, vous êtes plus surveillée que jamais !… Qui est-ce qui remplacera Michel Nikolaïevitch ?…

— Malheureux ! taisez-vous !… taisez-vous !

— Je suis là, moi !…

Il avait dit ça si bravemment qu’elle en eut tout de suite les larmes aux yeux :

— Mon petit !… mon petit !… mon brave petit !…

Elle ne savait plus que dire. L’émotion empêchait les mots de passer… et cependant il fallait, il fallait qu’elle lui fit comprendre qu’il n’y avait rien à faire, rien à faire pour lui, dans cette triste histoire…

— Jamais !… S’ils savaient ce que vous venez de me dire, de me proposer là, vous seriez mort demain !… Qu’ils ne se doutent jamais… et surtout ne tentez plus de me revoir… rejoignez papa tout de suite… il y a trop longtemps que vous êtes ici… S’ils le savaient… car ils savent tout… et ils sont partout et ils ont des oreilles partout !…

— Mademoiselle ! encore un mot, un seul… Doutez-vous maintenant que Michel ait voulu empoisonner votre père ?

Ah ! je veux le croire ! je veux le croire !… je veux le croire pour vous, mon pauvre enfant !

Rouletabille demandait ou plutôt attendait autre chose. Ce « je veux le croire pour vous, mon pauvre enfant ! »… était loin de le satisfaire. Elle le vit blêmir. Elle tenta de le rassurer, tandis que ses mains tremblantes soulevaient le couvercle de la cave à liqueurs :

— Ce qui me fait croire que vous avez tout à fait raison, c’est que je me suis rendu compte moi-même qu’il n’y a qu’une seule et même personne, comme vous dites, qui soit montée par la fenêtre du petit balcon… Oui… oui… de cela on ne peut pas douter et vous avez bien raisonné…

Mais l’autre la harcelait déjà :

— Et, cependant, malgré cela, vous n’êtes point tout à fait sûre, puisque vous dites : je veux le croire, mon pauvre enfant

— Monsieur Rouletabille, on peut avoir tenté d’empoisonner mon père et n’être point venu par la fenêtre !

— Ah ! non ! cela… c’est impossible !…

— Rien ne leur est impossible !

Et elle détourna la tête encore…

— Tiens ! tiens ! tiens !… fit-elle avec une voix toute changée et toute indifférente, comme si elle voulait ne plus être pour le jeune que « la demoiselle de la maison »… Tiens ! la votka n’est pas dans la cave à liqueurs ! Qu’en a donc fait Ermolaï ?

Elle courut au buffet et trouva le flacon :

— Ah ! la voilà, papa va être content !…

Rouletabille était déjà redescendu dans le jardin.

« Si elle n’a que cela pour son doute, se disait-il, je puis me rassurer. On ne pouvait venir que de la fenêtre. Et il n’en est venu qu’un, et c’était celui-là !…

La jeune fille l’avait rejoint avec son flacon. Ils rejoignirent le général qui, en attendant sa votka, s’amusait à expliquer à Matrena Pétrovna ce que c’était que la « Constitution » Il avait vidé une boite d’allumettes sur la table et il la rangeait avec soin.

— Venez ! cria-t-il à Natacha et à Rouletabille… Venez que je vous explique aussi ce que c’est que la Constitution.

Curieux, les jeunes gens se penchèrent sur la démonstration, et tous les yeux, dans le kiosque, ôtaient sur les allumettes.

— Vous voyez cette allumette, disait Féodor Féodorovitch, c’est l’empereur… et cette autre allumette, c’est l’impératrice… et celle-ci, c’est le tsarewitch… et celle-là, le grand-duc Alexandre Nikolaïevitch… et celles-là, les autres grands-ducs… Voilà maintenant les ministres, et puis les principaux des tchinownicks, et puis les généraux… Là, ce sont les métropolites.