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L’ILLUSTRATION

d’hui à dîner. Quant à moi, monsieur, vous me pardonnerez la consigne qui vous a fermé, pendant quelques jours, une demeure où vous avez rendu des services que je n’oublierai de ma vie. »

Ceci se terminait par une vague formule de politesse. Le reporter, la lettre entre les mains, resta pensif. Il avait l’air de se demander : « Est-ce de la chair ou du poisson ? » Cette lettre était-elle un remerciement ou une menace ? Voilà ce qu’il n’aurait su dire. Enfin, il serait bientôt renseigné, car il était tout à fait décidé à accepter cette invitation. Tout événement qui le rapprochait, dans le moment, de Natacha était d’un intérêt capital. Une demi-heure plus tard il donnait l’adresse de la villa d’Élaguine à un isvotchick ; et bientôt il descendait devant la grille où Ermolaï semblait l’attendre.

Rouletabille était si bien pris par la pensée de l’entretien qu’il allait avoir avec Natacha qu’il en avait complètement oublié cet excellent M. Gounsovski et son invitation.

Le reporter trouva tous les agents de Koupriane faisant une chaîne infranchissable autour de la maison et se surveillant les uns les autres. Matrena n’avait voulu aucun agent dans la maison. Il montra le mot de Koupriane et passa.

Ermolaï vint à la rencontre de Rouletabille, le visage épanoui. Il semblait tout heureux de le revoir. Il le salua au plus bas et lui adressa des compliments auxquels le reporter ne comprit goutte et qui eurent presque le don de l’agacer. Rouletabille passa outre, pénétra dans le jardin, et là aperçut, tout de suite, Matrena Pétrovna qui se promenait avec sa belle-fille. Elles semblaient au mieux toutes les deux. Toute la propriété avait un air de tranquillité parfaite et ses habitants semblaient avoir complètement oublié la sombre tragédie de l’autre nuit. Matrena et Natacha s’en vinrent en souriant au-devant du jeune homme qui demanda des nouvelles du général. Elles se retournèrent toutes deux et lui montrèrent Féodor Féodorovitch qui lui adressait des signes d’amitié du haut du kiosque où il semblait bien qu’on eût déjà transporté tout le service des zakouskis ; on allait sans doute dîner dehors par cette belle nuit blanche.

— Il va très bien, très bien, cher petit domovoï, disait Matrena. Comme il va être content de vous voir et de vous remercier ! Et moi donc ! si vous saviez comme j’ai souffert de votre absence, moi, qui savais combien ma fille était injuste envers vous. Cette chère Natacha ! elle sait ce qu’elle vous doit, allez, maintenant ! Elle ne doute plus de votre parole, ni de votre chère intelligence, petit envoyé du bon Dieu ! Ce Michel Nikolaïevitch était un monstre et il a été puni comme il le méritait. Vous savez qu’on a maintenant la preuve à la police que c’était un des plus dangereux agents du comité central. Lui, un officier ! à qui se fier, maintenant, à qui se fier ?

— Et M. Boris Mourazof, vous l’avez revu ? demanda Rouletabille.

— Boris est revenu nous voir hier pour nous faire ses adieux, mais nous ne l’avons pas reçu, suivant les ordres de la police. Natacha lui a écrit pour lui faire part de la consigne de Koupriane. Nous avons reçu des lettres de lui. Il quitte Pétersbourg.

— Comment cela ?

— Oui, après l’affreux drame qui a ensanglanté sa petite demeure de Kristowsky, quand il eut appris dans quelles circonstances Michel Nikolaïevitch avait trouvé la mort, et après qu’il eut subi lui-même un sérieux interrogatoire de la police, et qu’il eut constaté que cette police avait pillé sa bibliothèque et saccagé ses papiers, il a donné sa démission et il a résolu de vivre, désormais, au fond des champs, sans plus voir personne, comme un philosophe et comme un poète qu’il est. En ce qui me concerne, je lui donne absolument raison. Quand on est poète, il est bien inutile de vivre comme un soldat. Quelqu’un l’a dit, dont je ne sais plus le nom, et, quand on a des idées qui peuvent froisser tout le monde, il est préférable, en vérité, de vivre tout seul.

Rouletabille regarda Natacha, qui était aussi pâle que sa guimpe et qui n’ajouta rien au verbiage de sa belle-mère. Ils étaient arrivés près du kiosque. Rouletabille salua le général qui lui cria de monter. Et, comme le jeune homme lui tendait la main, il l’attira rudement à lui et l’embrassa. Pour montrer à Rouletabille comment il commençait à être ingambe, Féodor Féodorovitch marcha dans le kiosque avec le seul appui