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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

— Je n’ai pas dit ça et je ne puis le croire… Mais je me comprends, et vous, vous ne pouvez pas me comprendre. Seulement, sachez bien une chose, c’est que, en ce moment, je suis le seul à pouvoir vous sauver de cette horrible situation. Pour cela, il faut que je voie Natacha tout de suite. Faites-le-lui savoir ; je ne quitte pas mon hôtel.

Et Rouletabille, après avoir salué Koupriane, s’en alla.


Deux jours se passèrent pendant lesquels Rouletabille ne reçut aucune nouvelle ni de Natacha, ni de Koupriane et tenta en vain de les voir. Il fit un voyage de quelques heures en Finlande, alla jusqu’à Pergalowo, s’isola du côté de la frontière, sur des chemins et dans un pays que l’on disait fréquentes des révolutionnaires ; puis revint, très inquiet, à son hôtel, après avoir écrit une dernière lettre à Natacha, implorant une entrevue. Les minutes s’écoulaient très lentes pour lui, dans le vestibule de l’hôtel dont il semblait avoir fait sa demeure définitive.

Installé sur une banquette, il semblait faire partie du personnel de l’hôtel et plus d’un voyageur le prit pour un interprète. D’autres pensèrent à un agent de la police secrète chargé de surveiller la mine des entrants et des sortants. Qu’attendait-il donc ? Qu’Annouchka revînt déjeuner ou dîner en cet endroit qu’elle fréquentait quelquefois ? Et, en même temps, surveillait-il l’habitation d’Annouchka dont le quartir se trouvait juste en face ? En ce cas, il devait être très à plaindre, car Annouchka n’avait reparu ni chez elle, ni à l’hôtel, ni même à l’établissement Krestowsky qui avait été obligé de supprimer son numéro de chant. Rouletabille pensait naturellement, à ce propos, qu’il devait y avoir là-dessous quelque vengeance de Gounsovski, lequel ne pouvait avoir oublié la façon dont il avait été traité. Et le reporter voyait déjà la pauvre chanteuse, malgré toutes ses protections et la reconnaissance de la famille impériale, prendre le chemin des steppes sibériens ou des cachots de Schlusselbourg.

« Tout de même, quel pays ! » murmurait-il.

Mais sa pensée quittait vite Annouchka pour revenir à l’objet de son unique préoccupation. Il n’attendait, il ne voulait qu’une chose, et le plus rapidement possible : voir Natacha. Quand le facteur entrait, le cœur du pauvre Rouletabille battait bien fort. C’est que, de la réponse qu’il persistait à attendre, dépendait la partie formidable qu’il était décidé à jouer avant de quitter la Russie. Il n’avait encore rien fait jusqu’ici, s’il ne gagnait pas cette partie-là !

Et la lettre n’arrivait pas. Et le facteur s’en allait, et le schwitzar, après avoir examiné toutes les adresses, lui faisait un signe négatif ? Ah ! les chasseurs qui entraient ! Et les commissionnaires ! comme il les dévisageait ! Mais ils ne venaient jamais pour lui. Enfin, le deuxième jour, à six heures du soir, un homme vêtu d’un paletot au col de faux astrakan se présenta et remit au concierge une lettre pour Gaspadine Rouletabille. Le reporter sauta dessus. Pendant que l’homme disparaissait, il décacheta et lut. D’abord, une immense déception ; la lettre n’était pas de Natacha. Elle était de Gounsovski. Voici ce qu’il disait :

« Mon cher monsieur Joseph Rouletabille, si cela ne vous dérange point, voulez-vous venir dîner, aujourd’hui, avec moi… Je viens de recevoir des gélinottes dont vous me direz des nouvelles. Je vous attendrai jusqu’à neuf heures. Mme Gounsovski sera enchantée de faire votre connaissance. Croyez-moi votre tout dévoué. Gounsovski. »

Rouletabille réfléchit et dit :

« J’irai. Il doit avoir vent de ce qui se prépare, et moi je ne sais pas où est passée Annouchka. J’ai plus à apprendre de lui, que lui de moi. Enfin, comme dit Athanase Georgevitch, on peut toujours regretter de ne pas avoir accepté l’honnête invitation du chef de l’Okrana. »

De six heures à sept heures, il attendit vainement encore la réponse de Natacha. À sept heures, il songea à faire sa toilette. Or, comme il se levait, un commissionnaire survint. C’était encore une lettre pour Gaspadine Rouletabille ; et, cette fois, elle était de la jeune fille, qui lui disait :

« Le général Trébassof et ma belle-mère seraient très heureux de vous avoir aujour-