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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

qui la suit des yeux jusqu’à la porte, indifférente en apparence aux propos tendres de l’officier d’ordonnance de son père, le soldat poète Boris Mourazoff, qui a fait de si beaux vers sur la mort des étudiants de Moscou, après les avoir fusillés, par discipline, sur leurs barricades.

Ermolaï a conduit sa maîtresse dans le grand salon et là il lui montre une porte qu’il a laissée entr’ouverte et qui donne sur le petit salon précédant la chambre de Natacha…

— Il est là ! fait Ermolaï à voix basse.

Ermolaï, au besoin, aurait pu se taire, car la générale eût été renseignée sur la présence d’un étranger dans le petit salon par l’attitude d’un individu au paletot marron, bordé de faux astrakan comme on voit à tous les paletots de la police russe (ce qui fait reconnaître les agents secrets à première vue). L’homme de la police était à quatre pattes dans le grand salon et regardait ce qui se passait dans le petit salon par l’étroit espace de lumière qui se présentait entre la porte entr’ouverte et le mur, près des gonds. De cette manière ou d’une autre, tout personnage qui voulait approcher du général Trébassof était ainsi mis en observation, sans qu’il s’en doutât, après avoir été fouillé tout d’abord dans la loge (mesure qui ne datait que du dernier attentat).

La générale frappa sur l’épaule de l’homme à genoux, avec cette main héroïque qui avait sauvé la vie de son mari et qui portait encore des traces de l’affreuse explosion (dernier attentat où Matrena Pétrovna avait saisi à pleine main la boîte infernale destinée à faire sauter le général). L’individu se releva et, à pas feutrés, s’éloigna, gagna la véranda où il s’allongea sur un canapé, simulant immédiatement un pesant sommeil, mais surveillant en réalité les abords du jardin.

Et ce fut Matrena Pétrovna qui prit sa place à la fente de la porte et qui observa ce qui se passait dans le petit salon. Du reste, ceci n’était point exceptionnel. C’était elle qui avait le dernier coup d’œil sur tout et sur tous. Elle rôdait, à toute heure du jour et de la nuit, autour du général, comme une chienne de garde, prête à mordre, à se jeter au-devant du danger, à recevoir les coups, à mourir pour son maître. Cela avait commencé à Moscou après la terrible répression, les massacres de révolutionnaires sous les murs de Presnia, quand les nihilistes survivants avaient laissé derrière eux une affiche condamnant à mort le général Trébassof victorieux. Matrena Pétrovna ne vivait que pour le général. Elle avait déclaré qu’elle ne lui survivrait point. Elle avait deux fois raison de le garder.

Mais elle n’avait plus confiance…

Il s’était passé chez elle des choses qui avaient dérouté sa garde, son flair, son amour… Elle n’avait parlé de ces choses-là qu’au grand maître de la police Koupriane, qui en avait parlé à l’empereur… Et voilà que l’empereur lui envoyait, comme suprême ressource, ce jeune étranger… Joseph Rouletabille, reporter…


… Mais c’était un gamin ! Elle considérait, sans comprendre, cette bonne jeune tête ronde, aux yeux clairs et — dès le premier abord — extraordinairement naïfs, des yeux d’enfant. (Il est vrai que dans le moment le regard de Rouletabille ne semble point d’une profondeur de pensée surhumaine, car, laissé en face de la table des zakouskis dressée dans le petit salon, le jeune homme paraît uniquement occupé à dévorer, à la cuiller, ce qui reste de caviar dans les pots.) Matrena remarquait la fraîcheur rose des joues, l’absence de duvet au menton, pas un poil de barbe… la chevelure rebelle avec des volutes sur le front… Ah ! le front… le front, par exemple, était curieux. Oui, c’était, ma foi, un curieux front avec des bosses qui roulaient au-dessus de l’arcade sourcilière profonde pendant que la bouche s’occupait… s’occupait… on eût dit que Rouletabille n’avait pas mangé depuis huit jours. Maintenant, il faisait disparaître une magnifique tranche de sterlet de la Volga, tout en contemplant avec sympathie une salade de concombres à la crème, quand Matrena Pétrovna parut.

Il voulut s’excuser tout de suite et parla la bouche pleine :

— Je vous demande pardon, madame, mais le tsar a oublié de m’inviter à déjeuner.