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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

comme un paquet. Alors, comme elle allait peut-être étrangler sa belle-fille, Matrena Pétrovna s’aperçut que le général était là !… Il apparaissait dans le premier petit jour comme un spectre. Par quel miracle Féodor Féodorovitch avait-il pu descendre jusque-là ? Comment s’y était-il traîné ? On le sentait trembler de colère ou de douleur sous l’ample capote de soldat qui flottait sur lui. Il demanda d’une voix rauque : « Qu’y a-t-il ? »

Matrena Pétrovna se jeta à ses pieds, fit le signe orthodoxe de la croix, comme si elle voulait mettre Dieu dans son témoignage et, désignant Natacha, elle la dénonça à son mari comme elle l’eût désignée à un juge :

— Il y a, Féodor Féodorovitch, qu’on a voulu, une fois de plus, t’assassiner !… et que celle qui a ouvert, cette nuit, la datcha à ton assassin, est ta fille ! »

Le général se retint de ses deux mains au mur contre lequel il glissait, et, regardant Matrena et Natacha qui, toutes deux, maintenant, se traînaient par terre, en suppliantes, il dit à Matrena :

— C’est toi qui m’assassine !

— C’est moi ! par le Dieu vivant, gémit désespérément Matrena Pétrovna… si j’avais pu te cacher cela, Jésus aurait été bon !… mais je ne parlerai plus pour ne point te crucifier… Féodor Féodorovitch !… questionne ta fille… et si ce que j’ai dit n’est pas vrai… tue-moi !… tue-moi comme une bête malfaisante et maudite… je te dirai merci ! merci !… et je mourrai bien heureuse si ce que j’ai dit n’est pas vrai !… Ah ! je voudrais être morte ! Tue-moi !

Féodor Féodorovitch la repoussait de son bâton comme une pourriture écartée du chemin. Sans rien ajouter, farouche, terrible, elle se redressa sur ses genoux et chercha de ses yeux hagards, de son regard de folle, l’arme que Rouletabille lui avait arrachée. Si elle l’avait eue encore entre les mains elle n’aurait pas hésité une seconde à se faire justice puisqu’elle avait eu le malheur de s’attirer le mépris de Féodor ! Et il semblait à Rouletabille épouvanté qu’il assistait à l’une de ces horribles scènes de famille à l’issue desquelles, au temps du grand Pierre, le père ou l’époux réclamait l’intervention du bourreau.

Le général ne daigna même point considérer plus longtemps le délire de Matrena. Il dit à sa fille qui sanglotait éperdument sur le parquet : « Relève-toi, Natacha Féodorovna. » Et la fille de Féodor comprit que son père ne pourrait jamais croire à sa culpabilité. Elle se glissa jusqu’à lui et lui baisa les mains comme une esclave heureuse.

À ce moment, la porte de la véranda résonna sous des coups répétés. Matrena, bête de garde, prête à mourir du mépris de Féodor, mais à son poste, courut à ce qu’elle pouvait croire être un nouveau danger. Mais elle reconnut la voix de Koupriane qui priait qu’on lui ouvrît. Elle l’introduisit elle-même :

— Eh bien, implora-t-elle.

— Eh bien ! Il est mort !

Un cri lui répondit. Natacha avait entendu.

— Et qui ?… qui ?… qui ?… questionnait, haletante, Matrena.

Koupriane s’avança jusque devant Féodor et lui étreignit les mains :

— Général, lui dit-il, il y avait un homme qui avait juré votre perte et qui s’était fait l’instrument de vos ennemis. Cet homme, nous venons de le tuer !

— Est-ce que je le connais ? demanda Féodor.

— C’était un de vos amis, vous le traitiez comme un fils.

— Son nom ?

— Demandez-le à votre fille, général !

Féodor se retourna vers Natacha qui brûlait de son regard Koupriane, tâchant à deviner ce qu’il apportait avec lui, la vérité ou le mensonge.

— Tu connais l’homme qui voulait me tuer ? Natacha ?

— Non ! répondit-elle à son père, avec un véritable accent de fureur… Non ! cet homme-là, je ne le connais pas !…

— Mademoiselle, dit Koupriane d’une voix ferme, terriblement hostile, vous lui