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L’ILLUSTRATION

l’ombre était moins opaque. Et il sentit tout à coup son sang lui battre les tempes à gros coups sourds, car la ligne d’ouverture de la fenêtre s’élargissait… s’élargissait… et l’ombre d’un homme se dressa debout sur le balcon. Rouletabille sortit son revolver.

L’homme se dressa immédiatement derrière l’un des volets entr’ouverts et frappa un petit coup sec sur la vitre. Placé comme il était là, maintenant, on ne le voyait plus. Son ombre se confondait avec l’ombre du volet. Au bruit du carreau, la porte de Natacha fut ouverte avec précaution. Et Natacha pénétra dans le petit salon. Marchant sur la pointe des pieds, elle alla vivement à la fenêtre qu’elle ouvrit et l’homme entra. Le peu de lumière qui commençait alors de se répandre sur les choses éclairait suffisamment Natacha pour que Rouletabille pût voir qu’elle avait encore la toilette de ville qu’il avait remarquée le soir même à Krestowsky. Quant à l’homme, c’est en vain que l’on eût voulu le reconnaître ; ce n’était qu’une masse sombre enveloppée d’un manteau. Il s’inclina pour embrasser la main de Natacha. Celle-ci prononça ce seul mot : Scari ! (Vite.)

Mais elle n’avait pas plus tôt dit cela que, sous un effort vigoureux, les volets et les deux battants de la fenêtre étaient rapidement écartés et que des ombres silencieuses surgissaient, rapides, sur le balcon, sautaient dans la villa… Natacha poussa un cri déchirant où Rouletabille crut entendre encore plus de désespoir que de terreur… et les ombres se ruèrent sur l’homme ; mais celui-ci, à la première alerte, s’était jeté sur le tapis, et leur avait glissé entre les jambes ; et maintenant il était revenu au balcon qu’il enjambait pendant que les autres se retournaient vers lui. Du moins, ce fut ainsi que Rouletabille crut voir se dérouler la lutte mystérieuse dans la demi-ténèbre, au milieu du plus impressionnant silence, après le cri effrayant de Natacha. L’affaire avait duré quelques secondes et l’homme était encore suspendu au-dessus du vide quand, du fond de la salle, un nouveau personnage surgit : c’était Matrena Pétrovna.

Prévenue par Koupriane que quelque chose allait se passer cette nuit-là, et prévoyant que cette chose se passerait au rez-de-chaussée puisqu’on lui en défendait l’approche, elle n’avait rien trouvé de mieux que de faire monter en secret sa gniagnia au premier étage et de lui ordonner de marcher là-haut, toute la nuit, pour faire croire à sa propre présence auprès du général, tandis qu’elle resterait cachée en bas, dans la salle à manger.

Matrena Pétrovna s’était donc ruée sur le balcon, criant, en russe : « Tirez ! Tirez !  » Et c’est ce qui arriva dans le moment que l’homme hésitait à sauter, quitte à se rompre le cou ou à redescendre par le chemin moins rapide de la gouttière. Un agent tira, le manqua, et l’homme, après avoir tiré à son tour et fait basculer l’agent, disparut. Il faisait encore trop petit jour pour que l’on pût facilement distinguer ce qui se passait en bas où le claquement sec des brownings se faisait seul entendre. Et il n’y avait rien de plus sinistre que ces coups de revolver qui n’étaient pas accompagnés de cris, au fond de la petite buée du matin. L’homme, avant de disparaître, n’avait eu que le temps de jeter bas d’un coup de pied l’une des deux échelles qui avaient servi à l’escalade des agresseurs ; et ceux-ci, même l’agent blessé, étaient redescendus en grappe au long de celle qui leur restait, glissant, tombant, se relevant, courant derrière l’ombre qui fuyait toujours en déchargeant son browning à répétition ; et d’autres ombres, accourues de la rive, s’agitaient dans le brouillard. Et tout à coup on entendit la voix de Koupriane qui donnait des ordres, excitait ses agents à la curée, ordonnait de rapporter le gibier mort ou vivant. Au balcon, Matrena Pétrovna se mit à crier aussi, comme une sauvage. Rouletabille, à ses côtés, voulait en vain la faire taire. Elle était délirante, à la pensée que l’autre pouvait échapper encore. Elle tira un coup de revolver, elle aussi, dans le tas… ne sachant pas qui elle pouvait atteindre… Rouletabille lui arracha son arme et, comme elle se retournait sur lui avec des injures, elle aperçut Natacha qui, penchée à tomber, sur le balcon, les lèvres tremblantes d’un murmure insensé, suivait autant qu’elle le pouvait les phases de la lutte, essayait de comprendre ce qui se passait là-bas, sous les arbres, près de la Néva où le tumulte de la course s’éteignait. Matrena Pétrovna la releva à la poignée. Oui, elle la prit à la gorge et la rejeta dans le salon