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L’ILLUSTRATION

kopecks ! Que ne le disiez-vous !… » Et le bandit, gardant les deux roubles, rend la pièce de cinquante kopecks à la tremblante enfant et y ajoute une pièce de dix kopecks de sa poche.

— Il m’est arrivé, à moi, plus beau que ça, il y a deux hivers, à Moscou, dit la belle Onoto. Je sortais de la patinoire et je fus abordée par un kouligane : « Donne-moi vingt kopecks, dit le kouligane. » J’étais tellement effrayée que je ne parvenais pas à ouvrir mon sac à main : « Plus vite », dit-il. Enfin, je lui donne ses vingt kopecks. « Maintenant, m’a-t-il fait, embrasse ma main ! » Et il a fallu que je lui embrasse la main, car dans l’autre il avait son couteau.

— Oh ! ils sont forts avec leur couteau ! dit Thadée. C’est en sortant du Gastini-Dvor que j’ai été arrêté par un kouligane qui me mit sous le nez un magnifique couteau de cuisine. « Il est à vous pour un rouble cinquante ! » Vous pensez si je lui ai acheté tout de suite ! Et j’ai fait une très bonne affaire. Il valait au moins trois roubles. À votre santé, belle Onoto !

— Moi, je sors toujours avec mon revolver, dit Athanase. C’est plus prudent. Je le dis devant la police. Mais j’aime mieux être arrêté par les gardavoïs que lardé par les kouliganes.

— On ne trouve plus à acheter de revolver, déclara Ivan Pétrovitch. Les armuriers n’en ont plus !

Gounsovski assura ses lunettes, se frotta ses mains grasses et dit :

— Il y en a encore chez mon serrurier. La preuve en est que, hier, dans la petite Kaniouche, mon serrurier, qui a nom Schmidt, est entré chez l’épicier du coin et a proposé un revolver au patron. Il lui a sorti un browning : « Une arme de toute sûreté, a-t-il dit, qui ne rate jamais son homme et dont le fonctionnement est des plus faciles ». Ayant prononcé ces mots, le serrurier Schmidt a fait fonctionner son revolver et a logé une balle dans le ventre de l’épicier. L’épicier en est mort, mais pas avant d’avoir acheté le revolver. « Vous avez raison, a-t-il dit au serrurier. C’est une arme terrible ! » Et là-dessus il expira.

Lee autres s’esclaffèrent. Ils la trouvaient bien bonne ! Décidément ce sacré Gounsovski avait toujours le mot pour rire. Comment n’aurait-on pas été son ami ? Annouchka avait daigné sourire. Gounsovski, reconnaissant, lui tendit sa main comme un mendiant. La jeune femme la lui toucha du bout des doigts, comme si elle eût déposé une pièce de vingt kopecks dans la main d’un kouligane, avec dégoût. Et les portes s’ouvrirent devant les bohémiennes. Leur troupe basanée emplit bientôt la pièce. Tous les soirs, hommes et femmes, dans leurs costumes populaires, venaient du Vieux Derevnia où ils vivaient tous dans une antique communauté patriarcale, selon des mœurs qui n’ont pas varié depuis des siècles ; ils se répandaient dans les lieux de plaisir, dans les restaurants à la mode, où ils ramassaient un large butin, car c’était un luxe de plus que de les faire chanter à la fin des soupers, et on ne manquait jamais de se l’offrir pour peu que l’on fit partie de la riche société et que l’on tînt à sa réputation. Ils s’accompagnaient de guzlas, de castagnettes, de tambourins, et faisaient entendre des vieux airs dolents et langoureux, ou précipités, haletants comme la poursuite et la fuite des premiers nomades à l’aurore du monde.

Quand ils étaient entrés, on leur avait fait place, et Rouletabille qui, depuis quelques instants, montrait les marques d’une fatigue et d’un étourdissement bien compréhensibles chez un bon petit jeune homme qui n’a point l’habitude du champagne (premières marques) en profita pour se laisser affaler sur un coin du canapé, non loin du prince Galitch qui occupait la place à la droite d’Annouchka.

— Tiens ! Rouletabille qui dort ! remarqua la belle Onoto.

— Pauvre gosse ! dit Annouchka.

Et, se tournant du côté de Gounsovski :

— Tu ne vas pas bientôt nous en débarrasser ? J’ai entendu des frères, l’autre jour, qui en parlaient de façon à causer de la peine à ceux qui s’intéressent à sa santé.

— Oh ! ça, répondit Gounsovski en hochant la tête, c’est une affaire qui ne me regarde pas. Adresse-toi à Koupriane. À votre santé, belle Annouchka !