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terre ayant été donnée en commun à tous les hommes, personne ne peut se dire propriétaire de ce qui dépasse ses besoins naturels dans les choses qu’il a détournées du fonds commun et que la violence seule lui conserve. Rappelle toi que tu es sorti nu du sein de ta mère et que tu rentreras également nu au sein de la terre[1]

» Malheur à vous, riches ! Malheur à vous, qui êtes rassasiés, parce que vous aurez faim ! Malheur à vous, qui riez maintenant ; car vous vous lamenterez et vous pleurerez !

Que le riche s’humilie dans sa bassesse, pàrce qu’il passera comme la fleur de l’herbe.

» Ne sont-ce pas les riches qui vous oppriment et qui vous tirent devant les tribunaux ?

» Ne sont-ce pas eux qui blasphèment le beau nom qui a été invoqué sur vous ?

» Vous, riches, pleurez et jetez des cris, à cause des malheurs qui vont tomber sur vous.

» Vos richesses sont pourries, et les vers ont mangé vos habits.

» Votre or et votre argent se sont rouillés, et leur rouille s’élèvera en témoignage contre vous et dévorera votre chair comme un feu.

» Le salaire des ouvriers qui ont moissonné vos champs et dont vous les avez frustrés crie contre vous, et les cris de ces moissonneurs sont parvenus jusqu’aux oreilles du Dieu des armées.

» Vous avez vécu dans les voluptés et les délices sur fa terre, et vous vous êtes engraissés comme des victimes préparées pour le jour du sacrifice.

» Mais vous, mes frères, attendez patiemment jusqu’à l’avènement du Seigneur. Vous voyez que le laboureur attend le premier fruit de la terre avec patirnce jusqu’à ce qu’il recoive du ciel la pluie de la prernière et de la dernière saison[2]

» Ainsi, mes frères, pénétrons-nous de plus en plus de l’esprit saint, afin d’être forts contre les iniquités du monde. Dans l’affliction récente où le terrible fléau de l’incendie nous a tous plongés, ceux qui, par le hasard des arrangements humains, possèdent des richesses, qu’ils les répandent sur leurs frères dénués ; car, ainsi que le dit, dans une de ses épîtres, le bienheureux Paulus, martyr de la foi : « Ce n’est pas pour vous mettre à charge et pour soulager les autres que l’on recueille des aumônes, mais pour vous rendre égaux en suppléant présentement à leur pauvreté par vos richesses, afin que leurs richesses suppléent à votre pauvreté et qu’ainsi l’égalité se rencontre parmi vous[3]. »

L’assemblée se leva dans un religieux silence, et tous ces hommes réunis en Dieu dans un même sentiment échangèrent le baiser de paix. Puis la foule s’écoula grave et recueillie. Myrtis et Délia furent entraînées par elle hors du temple

Il faisait une de ces nuits admirables des chauds climats dont l’éclat plus doux est aussi favorable que celui du jour. Sur le chemin d’une partie de la foule chrétienne, chemin que suivaient aussi les deux jeunes filles, un concours de peuple s’était assemblé et poussait des clameurs confuses autour d’un groupe de soldats et d’esclaves enchaînés.

— Arnus, dit Délia au gladiateur qui l’escortait, sache la cause de ce tumulte.

— Noble maîtresse, répondit le gladiateur, c’est la troupe des quatre cents esclaves de Redanius Secundus, préfet de Rome, qu’on emmène au supplice, parce que l’un d’eux a assassiné son maître. Ainsi l’ordonnent les lois romaines. Le peuple ayaut témoigné qu’il voulait sauver les esclaves, on a, pour s’en emparer, attendu les ombres de la nuit ; mais le peuple veillait encore et s’oppose….

— Horreur ! s’écrièrent les deux jeunes filles, sacrifier des innocents !

— C’est une loi de sûreté patricienne, dit le gladiateur avec un amer sourire. Et puis ils ont peur : on dit qu’à Préneste, il s’est levé des Spartacus.

Déjà une rixe avait commencé Les épées des soldats reluisaient ; le peuple jetait des pierres… Un groupe de Chrétiens se mêlant au peuple et repoussant les soldats, invoquait Dieu, quand arriva au galop de ses chevaux la garde prétorienne qui, chargeant le peuple, le dispersa. Auprès des malheureux captifs, seuls restèrent quelques hommes, parmi lesquels un d’eux, s’adressant aux prétoriens : — Je proteste, dit-il, contre cette violation des lois de la justice et de l’humanité.

— Fils de Claudius, répondit le chef de la cohorte, ton langage est celui d’un rebelle et d’un Chrétien. Toi et ceux qui t’accompagnent, je vous arrête au nom des lois que vous outragez.

Et, préposant une partie de sa troupe à la garde des esclaves, il ordonna à l’autre d’entourer Novator et les siens. Témoins de ce spectacle, les deux jeunes filles étaient demeurées d’abord immobiles d’effroi. Tombant à genoux, les mains au ciel, Myrtis invoque les dieux, tandis que Delia se précipite vers le chef : — Oses-tu, s’écrie-t-elle, arrêter sans ordre le fils d’un sénateur !

— Et qui te dit, jeune fille, que je n’ai pas d’ordre ! Rassures-toi Tigellinus ne sera pas désavoué par Néron.

Frappée de terreur et perdant l’espérance, la jeune fille fléchit les genoux et s’évanouit.

CHAPITRE V.

Le lendemain, comme le mécontentement du peuple allait jusqu’à l’émeute, le sénat délibéra sur la loi qui ordonnait la mort de tous les Caïus Cassus, se levant, prononça ce discours :

« Souvent, pères conscrits, j’ai assisté à vos délibérations lorsqu’on demandait au sénat de nouveaux décrets contraires aux lois et aux constitutions anciennes. Vous ne m’avez point vu les combattre. Non que je ne crusse tous les anciens réglements plus sagement combinés et bien préférables aux institutions qu’on leur substituait ; mais j’ai craint que cet amour excessif pour les manières antiques ne fût imputé au désir de relever la science dont j’ai fait mon étude. D’ailleurs, je ne voulais point affaiblir par des contradictions fréquentes le peu d’autorité que peuvent avoir mes avis, et la conserver tout entière pour le moment où la république aurait besoin de conseils. Ce moment est venu. Un consulaire vient d’être assassiné dans sa propre maison par un esclave, sans que pas un ait prévenu ou décédé le complot, et dans un temps où le sénatus-consulte qui les menaçait tous du supplice subsistait dans toute sa rigueur. Maintenant, décernez l’impunité : qui de nous se rassurera sur sa dignité, lorsque la préfecture de Rome n’a point sauvé Redanius ? sur une maison nombreuse, lorsque Redanius a été égorgé au milieu de quatre cents esclaves ? Et quel esclave désormais donnera au secours à son maître, lorsque l’intérêt de leur vie les laisse indifférents sur la nôtre ? Dira-t-on, comme on ne rougit pas de le supposer, que l’injustice a provoqué la vengeance du meurtrier, comme si l’argent qu’il offrait pour sa liberté eût été un patrimoine de ses ayeux ? Faisons donc mieux ; légitimons, consacrons un pareil attentat.

» Veut-on, sans déférer à l’autorité de nos pères, rechercher les motifs de leurs décisions ? Mais s’il nous fallait statuer sur ces objets pour la première fois, croit-on qu’un esclave forme le projet de tuer son maître, sans que la moindre menace lui échappe, sans que la moindre indiscrétion le trahisse ? Je veux que son dessein soit impénétrable, je veux qu’il prépare ses armes sans qu’on le sache ; mais franchira-t-il la garde ? portera-t-il une lumière ? enfoncera-t-il les portes ? consommera-t-il le meurtre sans qu’on le sache encore ? Non ; mille indices annoncent toujours le crime. Si l’on force à le révéler, nous pourrons vivre seuls au milieu d’esclaves nombreux, tranquilles au milieu d’esclaves inquiets ; enfin, s’il faut périr, nous périrons vengés d’esclaves criminels. Nos ancêtres redoutaient le naturel de l’esclave dans le temps où, naissant dans les mêmes champs, sous les mêmes toits, les esclaves puisaient avec le jour l’attachement pour leurs maîtres. Mais depuis que nous avons dans nos foyers toutes les nations ensemble, de mœurs si opposées, de religions si bizarres, souvent même n’en ayant pas, ce vil ramas de barbares ne peut plus se contenir que par la crainte. Quelques innocents périront, je le sais ; mais quand une armée a fui devant l’ennemi, et qu’on la décime, les braves tirent au sort comme les lâches. Point de grands exemples sans des injustices particulières, qui disparaissent devant les grandes considérations de l’utilité publique[4]. »

Ce discours l’emporta, et la loi étant confirmée, au nom de l’ordre et de l’utilité publique, les quatre cents esclaves de Redanius subirent la mort.

Exemple du mal qu’entraîne un ordre de choses inique ! affreux modèle de logique que tout gouvernement, en vertu de son principe même, a jusqu’ici été contraint d’imiter. Tant que l’organisation des sociétés blessera l’égalité des hommes, tant qu’outrageant la nature, le génie sauvage de l’oppression subsistera, la loi ne sera qu’une arme de guerre et ; instituée pour réprimer le crime, elle ne sera elle-même qu’un crime, effet et source de mille autres.

La loi ! qu’est-ce autre chose, jusque-là, que le meurtre répondant au meurtre, la confiscation répondant au vol, la violence répondant à la violence ; toujours le mal multipliant le mal ?

Pour apaiser le peuple, on publia des jeux. Désignés comme auteurs de la destruction de Rome, les Chrétiens devaient être livrés aux bêtes dans le cirque, et l’on disait que le fils du sénateur Claudius ferait partie des victimes, que la munificence de Néron offrirait au peuple romain en spectacle le supplice d’un patricien.

Dans la prison, au milieu de ses compagnons, Novator les encourageait. Ces martyrs d’une foi nouvelle passaient des heures entières en entretiens fraternels sur leur doctrine, et leur enthousiasme du beau moral, excité par l’approche de la mort, donnant à leur âme un degré d’élévation extraordinaire, éclatait en inspirations. Ils chantaient des hymnes où les pressentiments du ciel se mêlaient à des espérances touchantes sur le sort de l’Humanité. Novator leur disait : — Frères, pour vaincre nos âmes, les tyrans épuiseront sur nos corps tous les raffinements de la cruauté. Soyons plus forts que nous-mêmes. Que notre langue ne trahisse pas notre esprit. Entre la force et le droit, entre l’esprit et la matière, la lutte est engagée. N’abdiquons pas l’honneur de soutenir ici-bas les principes éternels !

— Patricien, suis-moi, dit à Novator un geôlier ; et, le suivant Novator entra dans une salle, où il vit sa mère et sa sœur.

— Je viens à toi, ô fils de mes entrailles, dit Marcia, pour essayer si les pleurs de ta mère auront quelque influence sur ton cœur barbare. L’approche d’une mort cruelle t’a-t-elle ouvert les yeux ; ou, persistant dans tes erreurs, veux-tu nous plonger dans le deuil ?

— Je ne puis renier ma foi, dit Novator.

— Impie ! ne crains-tu pas le courroux des dieux ! La mort va te saisir et, plongé dans le Tartare, tu recevras le châtiment terrible réservé à ceux qui outragent la divinité.

  1. Saint-Ambroise, Sermon 64, chap. 16.
  2. Saint Jacques, Épître catholique.
  3. Saint Paul, Epîtres.
  4. Tacite, liv. XIV. On excusera cette longue citation. C’est un des plus curieux monuments du despotisme.