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sacriléges ont lancé les torches fatales. Confiez-vous, citoyens, pour votre vengeance, à la justice de Néron.

De grands cris s’élevèrent alors dans la foule. À mort les Chrétiens ! Les Chrétiens aux bêtes ! Vive César ! Puis, se dispersant, elle alla répandre dans tout le peuple l’accusation portée par Néron.

— César, s’était écrié Novator, on t’a trompé. Les Chrétiens n’ont pas commis ce crime,… — Tu crois ? dit Néron en le couvrant d’un regard d’hyène ; puis, posant la main sur l’épaule du jeune homme : ils seront punis, poursuivit-il, et avec eux leurs parents, leurs amis et leurs alliés. Je le jure par Tisiphone ! — César !… — Assez sur ce point, Novator. Depuis longtemps je ne t’ai vu, danseur élégant, charmant poète. Quoi ! tu délaisses ton prince ! Voyons, si ta main sait guider encore un char dans la carrière. Il le fit monter sur son char près de lui et lui remit les rênes. Novator, osant frapper du fouet les coursiers africains, les fit emporter d’un élan sauvage. Le char volait entre les ruines, et vingt fois l’œil des spectateurs crut deviner la chute ; mais, haletants et soumis, les coursiers ramenèrent le char du prince devant le groupe des courtisans. — Tu mériterais la couronne aux jeux olympiques, fils de Claudius, dit Néron ; mais écoute. On m’a dit que tu prétendais ressusciter Caton. S’il s’agit du premier, je te dirai qu’il n’est pas besoin d’un nouveau censeur dans Rome, et si la gloire de celui d’Utique t’avait séduit, je te rappelerai qu’il fut puni par César.

Novator salua sans répondre, et s’éloigna.

Traversant les débris de Rome, Novator se rendit seul à la villa de Sénèque. Dans une salle dont les murailles ornées de fresques représentaient les scènes principales de la vie des grands hommes de la Grèce, Sénèque prenait son repas. Il était couché sur un lit couvert d’une étoffe précieuse et devant lui sur un guéridon, une corbeille de filigrane d’or contenait des fruits champêtres ; car il se bornait à cet aliment et ne buvait que de l’eau courante, de peur d’être empoisonné par Néron. Plein de tristes pensées et de craintes que trahissait son regard, il accueillit le fiancé de sa pupille avec une effrayante insouciance.

— Quelles nouvelles ? lui demanda-t-il. Les bruits du monde n’arrivent pas jusqu’à ma solitude.

— Nous aurons la guerre avec les Ansibaviens, dit Novator. On a rejeté la juste demande d’un peuple malheureux. Chassés de leur pays par les Cauques, ils réclamaient un établissement sur la rive du Rhin, dans un pays désert et stérile. Boïoculus, leur chef, disait : « Au nom de l’honneur des hommes, laissez-nous partager l’asile des animaux. Pourquoi préférer le voisinage d’un désert à celui d’un peuple ami ? La terre est pour l’homme comme le ciel pour les dieux, et les places vacantes appartiennent à tous. Et, regardant le soleil, il lui demanda s’il consentirait à éclairer un sol inhabité, ou si plutôt il ne renverserait pas les flots de la mer sur les ravisseurs de la terre[1]. » Avitus a refusé, disant que les Romains avaient reçu des dieux le droit des plus braves. Ayant ensuite offert des terres à Boïoculus, en particulier, celui-ci les a refusées, et quittant notre général : « Si la terre nous manque pour vivre, dit-il, elle ne nous manquera pas pour mourir ! »

— Noble simplicité des Barbares ! dit Sénèque. Ce fait me rappelle ces chefs des Frisons qui dernièrement, voyant au théâtre parmi le sénat les députés de quelques nations, et étant instruits que cet honneur s’adressait aux plus braves et aux plus fidèles, s’allèrent tout d’un élan asseoir à côté d’eux.

— Ces prétendus barbares, reprit Novator, ont droit de mépriser les maîtres du monde. Moins cruels certainement, braves, tempérants, indépendants et loyaux, peut-être sont-ils appelés à regénérer un jour nos peuples avilis ? Unis entre eux, ils nous commanderaient à leur tour. De même que, dompté d’abord avec peine par un habile cavalier le cheval numide, s’accoutumant au frein, se laisse guider enfin par la main d’un enfant à cause du souvenir de sa première défaite et ignorant qu’il est de ses avantages, de même le seul souvenir de l’ancienne valeur romaine soumet tant de nations guerrières à un peuple d’esclaves et de débauchés.

— Ton langage est sévère et hardi, jeune homme, dit Sénèque. Après une pause, il reprit : Aux dernières Juvénales, tu n’étais pas de la troupe de César. César t’a demandé et sur quelques mots à voix basse que lui a dits Tigelinus, il a froncé le sourcil. Ne sais-tu pas, Novator, ce que vaut le mécontentement de Néron ?

— Je le sais, répondit le fils de Claudius, et j’attends mon sort avec toute la fermeté qu’un homme juste tire de sa conscience.

— Le spectacle le plus digne des regards des dieux, dit Sénèque, est celui d’un homme juste luttant coutre l’adversité. Mais, Novator, il n’est pas bon de s’exposer au mal que l’on peut éviter. Comme autrefois, sans aller jusqu’à de trop lâches complaisances, ne peux-tu conserver la faveur de Néron par les talents qui te l’ont acquise ? Ainsi même, ajouta-t-il en baissant la voix, tu mériterais l’approbation au lieu du blâme ; car tu éviterais un crime à César.

Sans répondre à ce sophisme, Novator répliqua : Le mal est contagieux et celui qui ne le fuit pas en perd bientôt l’horreur. J’ai trop souillé déjà mon cœur et mes yeux.

— Tu refuses la place d’édile, cette haute faveur ? demanda Sénèque avec anxiété.

— Je l’ai refusée, dit Novator.

— Présomptueux, dit le philosophe, est celui qui marche à l’encontre de son siècle. Renversé bientôt et foulé aux pieds il périt.

— Il a du moins une mort illustre et utile, et son âme, agréable à Dieu, renaît bienheureuse.

— Mon fils, dit le sophiste dont les écrits et la vie furent si peu conformes, prends garde à ne point, trouver le mal là où tu cherches le bien. Le sage ne doit pas résister à ceux qui ont reçu mission de commander. Le prince et les lois s’ont sur la terre les représentants des dieux.

— Illustre Sénèque, reprit le jeune tiomme, permets-moi de te faire observer que si la sagesse humaine consistait dans l’obéissance, tous les changements arrivés dans le monde ne seraient que des usurpations ; la science ainsi que la philosophie n’auraient aucun but, et le monde devrait retourner à l’état de barbarie. Mais s’il n’en est point ainsi, si Rome chassa glorieusement et justement les Tarquins, si elle eut droit de confier l’autorité aux princes du sénat, permets-moi de ne point confondre les erreurs et les faiblesses humaines avec l’intelligence divine. Comme on fait des lois pour remédier à certains maux, et qu’on change une loi reconnue mauvaise, de même l’homme doit conformer autant qu’il est en lui ses institutions à la justice, et soutenir de toutes ses forces la cause de la vérité. Se levant alors, il ajouta : Je suis venu devant toi, Sénèque, pour te dire ceci : Je suis chassé du toit paternel, maudit de ma mère, disgracié du prince, déshérité, sans ressources. Je te rends la parole que tu m’as donnée d’unir le sort de ta pupille au mien. Dis à Délia qu’elle m’oublie… et que je l’aimerai toujours.

Il sortit en achevant ces mots, et longtemps il erra dans la campagne de Rome, sous un ciel de feu, sur le sol stérile, à peine parsemé de touffes de lauriers-roses et de cytises, que ne fécondaient plus des mains patriciennes et que le peuple-roi n’arrosait plus de ses sueurs, laissant aux nations sujettes le soin de le nourrir. Novator marchait courbé sous la douleur et des mots entrecoupés s’échappaient de ses lèvres. — Mon Dieu ! disait-il mon Dieu ! viens en aide à ceux que tu choisis pour les serviteurs des destinées futures et remplace dans leur cœur par l’amour de l’Humanité tout autre amour !

LÉO.
(La fin au prochain numéro.)


  • CHRONIQUE MENSUELLE

DES DÉPARTEMENTS.

Les départements sont livrés aux gendarmes de M. d’Hautpoul et aux préfets de M. Bonaparte. Ces honnêtes fonctionnaires agissent dans les provinces comme si la France entière élait en état de siége, Le imot d’ordre de cette campagne du grand parti de l’ordre est : Guerre aux idées ! S’il naît un journal républicain, vite, M. le prefet et M. le procureur se concertent, et les poursuiles, les chicanes admiuistralives, les amendes se succédant, le journal ne tarde pas à périr, tandis que les rédacteurs prennentle chemin

| de la prison. Il n’est pas un fonctionnaire qui puisse recevoir un journal so—

cialiste ; le gendarme surveille, le directeur de la poste dénonce, et celui qui oserait lire une autre feuille que /g Patrie ou Le Napoléon serait bientôt

! impitoyablement destitué. Quiconque est soupçonné de républicañisme de 

| vieut aussitôt un homme dangereux ; déclaré hors la loi, il est exposé à être | mis sous les verroux par le premier lieuienant de gendarmerie veuu, à voir sa maison fouillée du haut en bas sous Le prétexte qu’elle est pleine d’ecrits incendiaires contre la religion, la famille et la propriété. ‘11 faut bien se garder d’avoir chez soi deux exemplaires du même journal ou de la même brochure, on serait poursuivi pour fait de colportage illégal. Si la politique extérieure de M. Bonuparle ne ressemble guère à celle de son oncle, si ses vicloires eu Îtalie peuvent paraître moins glorieuses que les batailles d’Arcole, de Castiglione ou de Rivoli, du moins faut-il avouer qu’en fait d arbitraire, le presuieut est tout près d’égaler l’illustre et despolique empereur. Mais l’arbitraire s’use vite, surtout quand en n’a pas.ce prestige de la grandeur qui éblouit et courbe les âmes faibles. j

L Al y aurait sans doute une longue liste à faire de toutes les illégülités com— mises par les agents du pouvoir exécutif depuis que des progrès du sucialisme sont deveous manifestes, depuis qu’on s’est flaité, avec l’ayeuglement ordinaire aux gens du pouvoir, de vaincre par la force une idée invincible ; mais unetelle énumération n’apprendrait rien à nos lecteurs qu’ils hé puissent savoir on deviner. Il faut accepter avec résignation un présent douluureux, et se préparer pour l’avenir L’avenir appartient aux sucralistés : où pourvait le jurer, u’en eût-on pour gage que ce procès de Vannes où trois transportés de Betle-Hle viennent d’être acquittés par le jury.

Quels hommes que Tasselier, Hugelmawn et Chautard ! Accusés de rébellion avec tentative d’incendie, ils ont à se défendre contre -un réquisitoire-savam— ment échafaudé, contre des témoins gagnés d’avance à l’accusation par le rôle qu’ils nt joué dans l’évenement dont ils racontent les détails ; ils ont à lutter contre l’opinion publique prévenue par les calomnies éternéllèment renoû— velées des journaux-ofhicieis, contre l’opinion même des juges exposés, en leur qualité d’hommes, à cêtte prévention généralemeut répändue centre les fransportés de juin ! Et malgré tous ces obstacles, à force de calme, de prudence, de protestations chaleureuses et de discours éloguents, ils réussissent à prouver leur innocence, et ils obtiennent un acquitte t’egalement bono— räble péur eux et pour le jury du Morbihan, "

Ces citoyens, qu’un mimsire calomniateur avait traités, à la tribune de l’As. semblée, de repris de justice, de misérables indigues de piué, ont pu enlinélever la voix dans l’enceinte d’un tribunal ; Sur deux cents accusés, dix ont eulin obteuu ces juges demandes pour tous les proserits, el pour teur aécordéer celte fa veur, ila fallu que le ministère public inventâtcontre eux un-nouveau crime ! Devant le jury, ils out pu tire entengre leur voix, ces buveurs de sang, qui, au

«

  1. Tacite, liv. XIII.