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issue et forcés de retourner sur leurs pas au milieu des horreurs de l’incendie et des redoublements de leurs frayeurs. Dans les quartiers que le feu n’atteignit pas, les hommes s’entassèrent dans les rues à la lueur des feux. On en voyait d’autres courir sur les hauteurs avoisinantes avec des gestes désespérés. Ceux qui étaient sauvés pleuraient la vérité de sa conscience, aveuglé, penlu, se jette en des excès sans leur fortune ; et beaucoup se répandaient en désolations sur la perte de leurs parents et de leurs amis.

Au milieu de ces dangers, le sénateur Claudius et sa famille se frayèrent un chemin. Une villa qu’ils possédaient à Tibur devait leur donner asile. Aux portes de la ville, inquiet pour sa fiancée, Novator les quitta, et vola chez Sénèque. Le feu gagnait à peine ce quartier. Debout sous le portique de sa maison, la belle Delia, entourée de ses femmes, attendait le précepteur de Néron.

S’approchant du fils de Claudius : Novator, dit elle à voix basse, encore une œuvre de Néron ! — Ne t’abuses pas, Délia, dit-il en frémissant, l’imprudence ou le hasard… — Crois moi, reprit-elle, hier je l’ai su par Fénius, Néron, du haut de son palais, contemplait Rome de ce regard fauve dont il marque ceux qui doivent mourir, et il a dit : Je ne suis pas logé en homme. Cet incendie, Novator, est un nouveau crime de Néron. — À ce moment, Sénèque, sombre et courbé moins par la vieillesse que par le chagrin, arriva, donnant le bras à sa femme Pauline. Il déplora les trésors d’art et de science, dépouilles de la Grèce, que l’incendie consumait. Montant dans leurs litières, ils se dirigèrent vers la campagne ; Novator les accompagnait. Sur leur route, des cris menaçants frappaient leurs oreilles, ordonnant l’inaction à ceux qui s’empressaient de combattre le feu. Ils virent encore des hommes jeter sur les bâtiments des torches enflammées, disant qu’ils en avaient reçu l’ordre ; et, de toutes parts, mêlé aux imprécations et aux gémissements, retentissait le nom de Néron.

CHAPITRE III.

Six jours entiers, l’incendie régna dans Rome. Au bout du sixième jour, prévenu par la destruction des édifices qu’on abattait et ne trouvant plus qu’un champ vide, il s’arrêtait ; de nouvelles flammes s’élevèrent du quartier qu’habitait Tigellinus, favori de Néron, et les ravages de l’incendie recommencèrent. Découragés, les citoyens de Rome assistèrent à la ruine de leur ville. Quatre quartiers seulement restèrent entiers. Les dix autres n’offraient plus aux regards que des cendres et des masses calcinées.

Néron ouvrit au peuple sans asile le champ de Mars et ses propres jardins. Il fit construire des hangars provisoires ; des meubles arrivèrent des villes voisines et le blé fut donné à vil prix. Mais le peuple en dépit de ces consolations gardait au cœur son ressentiment.

Quinze jours environ après cet événement, Novator et Camillus suivaient à pied la voie qui mène de Tibur à Rome. La pose du premier annonçait beaucoup de tristesse ; le second gesticulait et parlait avec feu. — Oui, disait il, la honte de ce joug m’est insupportable et poussé par l’indignation je fuirais ma patrie, si la patrie d’un Romain n’était pas l’univers. L’air que nous respirons est infecté de tyrannie. Chaque jour apparaissent des crimes nouveaux que la langue ne suffira bientôt plus à nommer. Déjà, comment peindrait-elle l’énormité de la bassesse du peuple et du sénat ? Le monde court à je ne sais quel abîme. Tous les liens de la morale sont relâchés, détruits L’amour de la gloire et de la vertu, celui de la patrie, sont morts. Rome n’est plus Rome. Une dissolution morale s’accomplit, effrayant spectacle ! Qu’ils sont loin les temps si récents encore de Cassius et de Brutus ! Quoi, ne se trouvera-t-il pas un Romain qui sache délivrer la terre d’un monstre Novator, je serai ce Romain.

— Inutile entreprise, dit Novator, crime impuissant ! Crois-tu donc que le siècle qui a donné l’empire à Néron n’ait pas produit d’autre monstre ! La férocité du maître et la bassesse des sujets ont la même origine. Frappe Néron, il renaîtra quelque Caligula. Le peuple romain d’autrefois eût d’un souffle abattu ce tyran dans la poussière. Que dis-je ! Ces temps ne produisirent aucun Néron. Il en est des peuples, Camillus, comme de la terre qui, bien cultivée, donne au lieu de plantes nuisibles des fruits savoureux.

— Le peuple romain est mort, dit Camillus.

— L’œuvre de l’éternel ne périt point, reprit Novator ; elle se renouvelle. Toute société qui chancelle porte en son sein un vice de nature. Toute société qui tombe n’est entraînée dans l’abîme que par son propre poids, et le principe même qui la fonde est souvent le germe de sa chute. Camillus, tu ne peux frapper la corruption des âmes, et quand tes prescriptions égaleraient celles de Sylla et d’Octave, tu ne détruirais pas le mal qui est dans les mœurs. Patience, ami.

— Patience ! quand chaque jour qui se lève éclaire des assassinats ! quand l’intelligence humaine n’est plus qu’un instrument de perversité ! quand le sénat lutte de servilité avec les esclaves ! quand les plus nobles familles de Rome sont outragées et détruites par les meurtres, les séductions et les confiscations ! quand la jeunesse patricienne se dégrade sur le théâtre et se déshonore par toutes sortes de débauches ! quand chevaliers et magistrats ne sont que d’infâmes concussionnaires, et qu’enfin, oubliant toute pudeur et toute dignité, Rome, la souveraine du monde, n’est plus qu’une courtisane, sous l’empire d’un historien couronné ! Quel est ton secret pour nous sauver, Novator !

— La justice, dit-il. Ami, écoute en ton cœur mes paroles. Sous le règne de l’injustice ou du mal, le bien, détruit en germe, ne peut fructifier. De même que la dureté du maître engendre la haine de l’esclave, de même de mauvaises lois enfantent de mauvais citoyens. L’arbitraire qui insulte continuellement à la dignité humaine, l’ébranle, puis l’abat et enfin la détruit. Rien n’est plus fécond que le mal. Un seul en produit mille, et quand les règles éternelles de la justice sont méconnues par les lois des États, l’homme, ayant perdu bornes. Le secret du bien, Camillus, est l’établissement de la justice.

— Rome ne fut-elle pas juste autrefois ?

— Juste ! Ah Camillus, où s’égarent tes sens ? Ne contenait-elle pas dès sa naissance le germe de toutes les tyrannies ? Juste ! dis-tu, quand vivant de rapines, puis de conquêtes, autres rapines décorées d’un grand nom, elle fit du père de famille un tyran domestique, maître de la vie et des volontés de sa compagne, de ses enfants et de ses esclaves, ainsi qu’il l’est eneore, et qu’opprimant le pauvre par le riche, elle institua tous les esclavages ?

— Quitte ces erreurs fatales, dit Camillus. Il faut aux hommes libres des esclaves ; il faut des hiérarchies dans l’État. Tout autre plan n’est qu’une confusion absurde.

— Montre-moi sur un homme nu le signe de la servitude, et je te croirai. Mais si Dieu n’a point ainsi marqué ses créatures, s’il les a faites semblables, pourquoi dis-tu : Je serai plus que cet autre et celui-ci m’obéira. Camillus, le dernier des esclaves est notre frère ; et la possession qu’un maître s’arroge sur lui est un fratricide quant à l’homme, une impiété quant à Dieu.

— Ton esprit, Novator, habite un autre monde.

— Oui, Camillus, mais un monde qui vivra. Ami, ce qui sauvera l’univers en péril, ce qui relèvera cette société tombée, ce seront la foi en Dieu, la liberté de chaque homme, et la fraternité de tous.

Ils étaient arrivés dans Rome. Un spertacle inustté s’offrait à leurs regards. Çà et là, du milieu des ruines, s’élevaient de vastes hangars où s’abritait une multitude d’enfants, de vieillards et de femmes, tous pêle-mêle, dans une criarde confusion. De nombreux ouvriers travaillaient à déblayer les débris, que l’on portait aux navires du Tibre, déchargés tout-à-l’heure de matériaux de construction. Quelques attroupements s’étaient formés, où des orateurs péroraient avec des gestes violents. En passant près d’un de ces groupes, les jeunes gens purent entendre ce qui s’y débattait. — C’est lui, disait-on, c’est lui qui a brûlé Rome ; lui qui pendant ce temps chantait un poëme sur l’incendie de Troie ; c’est lui qui a fait périr dans les flammes nos pères et nos enfants. Plus de Néron ! que Néron meure !… Les cris et les malédictions dégénéraient en un tumulte menaçant, lorsqu’un homme du peuple, dont la stature et les traits offraient le type élégant et vigoureux de la beauté antique, et qui était vêtu d’une tunique en lambeaux, montant sur les épaules de ceux qui l’entouraient, harangua la foule : — Citoyens, Néron est un dissipateur, un assassin, un débauché. Il a tué son frère ; il a tué sa mère ; il a tué Octavie, qui lui avait donné l’empire. Il a brûlé Rome ! Néron est un monstre abominable ; mais, citoyens, Néron aime le peuple romain. Il nous préserve de la disette, nous donne des jeux et des festins. Néron, enfin, écrase et dépouille ces patririens orgueilleux, gorgés des richesses du monde, qui nous traitent de vile plèbe et se partagent tous les emplois. Citoyens, pardonnez à Néron ; mais que pour prix de son incendiaire, il abolisse les droits d’entrée et fasse flageller nos traitants.

— Vivat ! cria la foule. À mort les traitants ! plus de droits ! Vive Néron !

— Néron, reprit l’orateur, est à cette heure sur l’emplacement du palais qu’il fait construire près de la rue Sacrée.

La foule s’y dirigea aussitôt avec des cris de plus en plus formidables et grossissants à mesure qu’elle avançait. Novator et Camillus furent entraînés dans ses replis.

Dans une immense enclôture, à demi déblayée, Néron, entouré de courtisans et de gardes était monté sur un char, qu’il se plaisait à faire voler dans la carrière en rasant les encombrements du sol. Loin d’apaiser cette ardeur, l’approche de la foule ne fit que l’irriter par la soif des louanges, et il fournit plusieurs courses à leurs applaudissements. Enfin à leurs cris répétés de : Mort aux traitants ! plus de droits ! s’arrêtant devant eux : Qu’un de vous, cria-t-il, sortant des rangs, m’expose votre demande. Mais la foule resta immobile ; car nul n’osait répondre à l’appel de Néron.

Le prince aperçut Novator, et lui fit signe de venir à lui. — Explique moi, dit-il, ce que veut ce peuple imbécile. — César, dit le jeune patricien, il se plaint de son récent désastre, et demande comme dédommagement la suppression des droits d’entrée et la punition des traitants. — Parle avec franchise, Novator, n’ont-ils dit rien de plus ? — Puisque tu le demandes, César, j’ajouterai qu’ils t’accusent de ce désastre. Ils parlaient aussi de ta sévérité contre les patriciens. — Néron sourit, et une sorte de nain difforme, qui se tenait près du char et qu’on appelait Vatinius, obscur plébéien, devenu courtisan et favori à force de bassesse, s’écria : Je te hais, César, parce que tu es sénateur.

Néron sourit encore et, se levant debout sur son char : — Le peuple romain, dit-il, a sur mon cœur le même pouvoir que des enfants chéris sur un père tendre. Je présenterai sa demande au sénat. Quant au malheur qui nous a frappés, citoyens, votre prince en connaît les auteurs. Ce sont les Chrétiens, dont les superstitions et les impurs sacrifices excitent la colère des dieux. Animés de haine contre la société, qu’ils ont juré de détruire, ces éternels ennemis de l’ordre et des lois, depuis le supplice de leurs Petrus et Paulus de Judée, un instant réprimés, reprennent le cours de leurs attentats. Leurs mains