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aux joies suprêmes de l’art éternel, et elle me demanda la permission de me donner des leçons de musique, tous les jours. J’y consentis avec une ardeur fervente et ne manquai aucun des rendez-vous qu’elle me donnait, dès la première heure, dans ma loge, quand ce coin d’Opéra était tout à fait désert. Vous dire quelles furent ces leçons ! Vous-même, qui avez entendu la voix, ne pouvez vous en faire une idée.

— Évidemment, non ! je ne puis m’en faire une idée, affirma le jeune homme. Avec quoi vous accompagniez-vous ?

— Avec une musique que j’ignore, qui était derrière le mur et qui était d’une justesse incomparable. Et puis on eût dit, mon ami, que la Voix savait exactement à quel point mon père, en mourant, m’avait laissée de mes travaux et de quelle simple méthode aussi il avait usé ; et ainsi, me rappelant ou, plutôt, mon organe se rappelant toutes les leçons passées et en bénéficiant du coup, avec les présentes, je fis des progrès prodigieux et tels que, dans d’autres conditions, ils eussent demandé des années ! Songez que je suis assez délicate, mon ami, et que ma voix était d’abord peu caractérisée ; les cordes basses s’en trouvaient naturellement peu développées ; les tons aigus étaient assez durs et le médium voilé. C’est contre tous ces défauts que mon père avait combattu et triomphé un instant ; ce sont ces défauts que la Voix vainquit définitivement. Peu à peu, j’augmentai le volume des sons dans des proportions que ma faiblesse passée ne me permettait pas d’espérer : j’appris à donner à ma respiration la plus large portée. Mais surtout la Voix me confia le secret de développer les sons de poitrine dans une voix de soprano. Enfin elle enveloppa tout cela du feu sacré de l’inspiration, elle éveilla en moi une vie ardente, dévorante, sublime. La Voix avait la vertu, en se faisant entendre, de m’élever jusqu’à elle. Elle me mettait à l’unisson de son envolée superbe. L’âme de la Voix habitait ma bouche et y soufflait l’harmonie !

« Au bout de quelques semaines, je ne me reconnaissais plus quand je chantais !… J’en étais même épouvantée… j’eus peur, un instant, qu’il y eût là-dessous quelque sortilège ; mais la maman Valérius me rassura. Elle me savait trop simple fille, disait-elle, pour donner prise au démon.

« Mes progrès étaient restés secrets, entre la Voix, la maman Valérius et moi, sur l’ordre même de la Voix. Chose curieuse, hors de la loge, je chantais avec ma voix de tous les jours, et personne ne s’apercevait de rien. Je faisais tout ce que voulait la Voix. Elle me disait : « Il faut attendre… vous verrez ! nous étonnerons Paris ! » Et j’attendais. Je vivais dans une espèce de rêve extatique où commandait la Voix. Sur ces entrefaites, Raoul, je vous aperçus, un soir, dans la salle. Ma joie fut telle que je ne pensai même point à la cacher en rentrant dans ma loge. Pour notre malheur, la Voix y était déjà et elle vit bien, à mon air, qu’il y avait quelque chose de nouveau. Elle me demanda « ce que j’avais » et je ne vis aucun inconvénient à lui raconter notre douce histoire, ni à lui dissimuler la place que vous teniez dans mon cœur. Alors, la Voix se tut : je l’appelai, elle ne me répondit point ; je la suppliai, ce fut en vain. J’eus une terreur folle qu’elle fût partie pour toujours ! Plût à Dieu, mon ami !… Je rentrai chez moi, ce soir-là, dans un état désespéré. Je me jetai au cou de maman Valérius en lui disant : « Tu sais, la Voix est partie ! Elle ne reviendra peut-être jamais plus ! » Et elle fut aussi effrayée que moi et me demanda des explications. Je lui racontai tout. Elle me dit : « Parbleu ! la Voix est jalouse ! » Ceci, mon ami, me fit réfléchir que je vous aimais… »

Ici, Christine s’arrêta un instant. Elle pencha la tête sur le sein de Raoul et ils restèrent un moment silencieux, dans les bras l’un de l’autre. L’émotion qui les étreignait était telle qu’ils ne virent point, ou plutôt qu’ils ne sentirent point se déplacer, à quelques pas d’eux, l’ombre rampante de deux grandes ailes noires qui se rapprocha, au ras des toits, si près, si près d’eux, qu’elle eût pu, en se refermant sur eux, les étouffer…

« Le lendemain, reprit Christine avec un profond soupir, je revins dans ma loge toute pensive. La Voix y était. Ô mon ami ! Elle me parla avec une grande tristesse. Elle me déclara tout net que, si je devais donner mon cœur sur la terre, elle n’avait plus, elle, la