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ERIK

inconnue, d’une exaltation surhumaine, sans doute encore sous l’influence du mystérieux et invisible maître ! Et il comprenait d’autant plus un si considérable événement en écoutant l’exceptionnelle voix que celle-ci ne chantait rien justement d’exceptionnel : avec du limon, elle avait fait de l’azur. La banalité du vers et la facilité et la presque vulgarité populaire de la mélodie n’en apparaissaient que transformées davantage en beauté par un souffle qui les soulevait et les emportait en plein ciel sur les ailes de la passion. Car cette voix angélique glorifiait un hymne païen.

Cette voix chantait « La Nuit d’hyménée » de Roméo et Juliette.

Raoul vit Christine tendre les bras vers la voix, comme elle avait fait dans le cimetière de Perros, vers le violon invisible qui jouait La Résurrection de Lazare

Rien ne pourrait rendre la passion dont la voix dit :


La destinée t’enchaîne à moi sans retour !…


Raoul en eut le cœur transpercé et, luttant contre le charme qui semblait lui ôter toute volonté et toute énergie, et presque toute lucidité dans le moment qu’il lui en fallait le plus, il parvint à tirer le rideau qui le cachait et il marcha vers Christine. Celle-ci, qui s’avançait vers le fond de la loge dont tout le pan était occupé par une grande glace qui lui renvoyait son image, ne pouvait pas le voir, car il était tout à fait derrière elle et entièrement masqué par elle.


La destinée t’enchaîne à moi sans retour !…


Christine marchait toujours vers son image et son image descendait vers elle. Les deux Christine — le corps et l’image — finirent par se toucher, se confondre, et Raoul étendit le bras pour les saisir d’un coup toutes les deux.

Mais par une sorte de miracle éblouissant qui le fit chanceler, Raoul fut tout à coup rejeté en arrière, pendant qu’un vent glacé lui balayait le visage ; il vit non plus deux, mais quatre, huit, vingt Christine, qui tournèrent autour de lui avec une telle légèreté, qui se moquaient et qui, si rapidement s’enfuyaient, que sa main n’en put toucher aucune. Enfin, tout redevint immobile et il se vit, lui, dans la glace. Mais Christine avait disparu.

Il se précipita sur la glace. Il se heurta aux murs. Personne ! Et cependant la loge résonnait encore d’un rythme lointain, passionné :


La destinée t’enchaîne à moi sans retour !…


Ses mains pressèrent son front en sueur, tâtèrent sa chair éveillée, tâtonnèrent la pénombre, rendirent à la flamme du bec de gaz toute sa force. Il était sûr qu’il ne rêvait point. Il se trouvait au centre d’un jeu formidable, physique et moral, dont il n’avait point la clef et qui peut-être allait le broyer. Il se faisait vaguement l’effet d’un prince aventureux qui a franchi la limite défendue d’un conte de fées et qui ne doit plus s’étonner d’être la proie des phénomènes magiques qu’il a inconsidérément bravés et déchaînés par amour…

Par où ? Par où Christine était-elle partie ?…

Par où reviendrait-elle ?…

Reviendrait-elle ?… Hélas ! ne lui avait-elle point affirmé que tout était fini !… et la muraille ne répétait-elle point : La destinée t’enchaîne à moi sans retour ? À moi ? À qui ?

Alors, exténué, vaincu, le cerveau vague, il s’assit à la place même qu’occupait tout à l’heure Christine. Comme elle, il laissa sa tête tomber dans ses mains. Quand il la releva, des larmes coulaient abondantes au long de son jeune visage, de vraies et lourdes larmes, comme en ont les enfants jaloux, des larmes qui pleuraient sur un malheur nullement fantastique, mais commun à tous les amants de la terre et qu’il précisa tout haut :

« Qui est cet Erik ? » dit-il.


XI

il faut oublier le nom de la « voix d’homme »


Le lendemain du jour où Christine avait disparu à ses yeux dans une espèce d’éblouissement qui le faisait encore douter de ses sens, M. le vicomte de Chagny se rendit aux nouvelles chez la maman Valérius. Il tomba sur un tableau charmant.