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LE FANTÔME DE L’OPÉRA

— N’y touchez pas ! »

L’idée m’était venue — car je connaissais mon Erik — que le monstre avait encore trompé la jeune femme. C’était peut-être le scorpion qui allait tout faire sauter. Car, enfin, pourquoi n’était-il pas là, lui ? Il y avait beau temps maintenant que les cinq minutes étaient écoulées… et il n’était pas revenu… Et il s’était sans doute mis à l’abri !… Et il attendait peut-être l’explosion formidable… Il n’attendait plus que ça !… Il ne pouvait pas espérer, en vérité, que Christine consentirait jamais à être sa proie volontaire !… Pourquoi n’était-il pas revenu ?… Ne touchez pas au scorpion !…

« Lui !… s’écria Christine. Je l’entends !… Le voilà !… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il arrivait, en effet. Nous entendîmes ses pas qui se rapprochaient de la chambre Louis-Philippe. Il avait rejoint Christine. Il n’avait pas prononcé un mot…

Alors, j’élevai la voix :

« Erik ! c’est moi ! Me reconnais-tu ? »

À cet appel, il répondit aussitôt sur un ton extraordinairement pacifique :

« Vous n’êtes donc pas morts là-dedans ?… Eh bien, tâchez de vous tenir tranquilles. »

Je voulus l’interrompre, mais il me dit si froidement que j’en restai glacé derrière mon mur : « Plus un mot, daroga, ou je fais tout sauter ! »

Et aussitôt il ajouta :

« L’honneur doit en revenir à mademoiselle !… Mademoiselle n’a pas touché au scorpion (comme il parlait posément !), mademoiselle n’a pas touché à la sauterelle (avec quel effrayant sang-froid !), mais il n’est pas trop tard pour bien faire. Tenez, j’ouvre sans clef, moi, car je suis l’amateur de trappes, et j’ouvre et ferme tout ce que je veux, comme je veux… J’ouvre les petits coffrets d’ébène : regardez-y, mademoiselle, dans les petits coffrets d’ébène… les jolies petites bêtes… Sont-elles assez bien imitées… et comme elles paraissent inoffensives… Mais l’habit ne fait pas le moine ! (Tout ceci d’une voix blanche, uniforme…) Si l’on tourne la sauterelle, nous sautons tous, mademoiselle… Il y a sous nos pieds assez de poudre pour faire sauter un quartier de Paris… si l’on tourne le scorpion, toute cette poudre est noyée !… Mademoiselle, à l’occasion de nos noces, vous allez faire un bien joli cadeau à quelques centaines de Parisiens qui applaudissent en ce moment un bien pauvre chef-d’œuvre de Meyerbeer… Vous allez leur faire cadeau de la vie… car vous allez, mademoiselle, de vos jolies mains — quelle voix lasse était cette voix — vous allez tourner le scorpion !… Et gai, gai, nous nous marierons ! »

Un silence, et puis :

« Si, dans deux minutes, mademoiselle, vous n’avez pas tourné le scorpion — j’ai une montre, ajouta la voix d’Erik, une montre qui marche joliment bien… — moi, je tourne la sauterelle… et la sauterelle, ça saute joliment bien !… »

Le silence reprit plus effrayant à lui tout seul que tous les autres effrayants silences. Je savais que lorsque Erik avait pris cette voix pacifique, et tranquille, et lasse, c’est qu’il était à bout de tout, capable du plus titanesque forfait ou du plus forcené dévouement et qu’une syllabe déplaisante à son oreille pourrait déchaîner l’ouragan. M. de Chagny, lui, avait compris qu’il n’y avait plus qu’à prier, et à genoux, il priait… Quant à moi, mon sang battait si fort que je dus saisir mon cœur dans ma main, de grand’peur qu’il n’éclatât… C’est que nous pressentions trop horriblement ce qui se passait en ces secondes suprêmes dans la pensée affolée de Christine Daaé… c’est que nous comprenions son hésitation à tourner le scorpion… Encore une fois, si c’était le scorpion qui allait tout faire sauter !… Si Erik avait résolu de nous engloutir tous avec lui !

Enfin, la voix d’Erik, douce cette fois, d’une douceur angélique…

« Les deux minutes sont écoulées… adieu, mademoiselle !… saute, sauterelle !…

— Erik, s’écria Christine, qui avait dû se précipiter sur la main du monstre, me jures-tu, monstre, me jures-tu sur ton infernal amour, que c’est le scorpion qu’il faut tourner…

— Oui, pour sauter à nos noces…

— Ah ! tu vois bien ! nous allons sauter !

— À nos noces, innocente enfant !… Le scorpion ouvre le bal !… Mais en voilà assez !… Tu ne veux pas du scorpion ? À moi la sauterelle !