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LE MYSTÈRE DES TRAPPES

Nous les examinions les uns après les autres cherchant si l’un d’entre eux n’avait point quelque chantepleure nous indiquant par cela même qu’on y aurait puisé de temps à autre.

Mais tous les tonneaux étaient fort hermétiquement clos.

Alors, après en avoir soulevé un à demi pour constater qu’il était plein, nous nous mîmes à genoux et avec la lame d’un petit couteau que j’avais sur moi, je me mis en mesure de faire sauter la « bonde ».


À ce moment, il me sembla entendre, comme venant de très loin, une sorte de chant monotone dont le rythme m’était connu, car je l’avais entendu très souvent dans les rues de Paris :

« Tonneaux !… Tonneaux !… Avez-vous des tonneaux… à vendre ?… »

Ma main en fut immobilisée sur la bonde… M. de Chagny aussi avait entendu. Il me dit :

« C’est drôle !… on dirait que c’est le tonneau qui chante !… »

Le chant reprit plus lointainement…

« Tonneaux !… Tonneaux !… Avez-vous des tonneaux à vendre ?… »

« Oh ! oh ! je vous jure, fit le vicomte, que le chant s’éloigne dans le tonneau !… »

Nous nous relevâmes et allâmes regarder derrière le tonneau…

« C’est dedans ! faisait M. de Chagny ; c’est dedans !… »

Mais nous n’entendions plus rien… et nous en fûmes réduits à accuser le mauvais état, le trouble réel de nos sens…

Et nous revînmes à la bonde. M. de Chagny mit ses deux mains réunies dessous et, d’un dernier effort, je fis sauter la bonde.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria tout de suite le vicomte… Ce n’est pas de l’eau ! »

Le vicomte avait approché ses deux mains pleines de ma lanterne… Je me penchai sur les mains du vicomte… et, aussitôt, je rejetai ma lanterne si brusquement loin de nous qu’elle se brisa et s’éteignit… et se perdit pour nous…

Ce que je venais de voir dans les mains de M. de Chagny… c’était de la poudre !


XIII

faut-il tourner le scorpion ?
faut-il tourner la sauterelle ?


(Fin du récit du Persan.)


Ainsi, en descendant au fond du caveau, j’avais touché le fin fond de ma pensée redoutable ! Le misérable ne m’avait point trompé avec ses vagues menaces à l’adresse de beaucoup de ceux de la race humaine ! Hors de l’humanité, il s’était bâti loin des hommes un repaire de bête souterraine, bien résolu à tout faire sauter avec lui dans une éclatante catastrophe si ceux du dessus de la terre venaient le traquer dans l’antre où il avait réfugié sa monstrueuse laideur.

La découverte que nous venions de faire nous jeta dans un émoi qui nous fit oublier toutes nos peines passées, toutes nos souffrances présentes… Notre exceptionnelle situation, alors même que tout à l’heure nous nous étions trouvés sur le bord même du suicide, ne nous était pas encore apparue avec plus de précise épouvante. Nous comprenions maintenant tout ce qu’avait voulu dire et tout ce qu’avait dit le monstre à Christine Daaé et tout ce que signifiait l’abominable phrase : « Oui ou non !… Si c’est non, tout le monde est mort et enterré !… » Oui, enterré sous les débris de ce qui avait été le grand Opéra de Paris !… Pouvait-on imaginer plus effroyable crime pour quitter le monde dans une apothéose d’horreur ? Préparée pour la tranquillité de sa retraite, la catastrophe allait servir à venger les amours du plus horrible monstre qui se fût encore promené sous les cieux !… « Demain soir, à onze heures, dernier délai !… » Ah ! il avait bien choisi son heure !… Il y aurait beaucoup de monde à la fête !… beaucoup de ceux de la race humaine… là-haut… dans les dessus flamboyants de la mai-