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LE FANTÔME DE L’OPÉRA

« Erik, demandai-je… Erik, jure-moi…

— Quoi ? fit-il, tu sais bien que je ne tiens pas mes serments. Les serments sont faits pour attraper les nigauds.

— Dis-moi… Tu peux bien me dire ça, à moi ?

— Eh bien ?

— Eh bien !… Le lustre… le lustre ? Erik…

— Quoi, le lustre ?

— Tu sais bien ce que je veux dire ?

— Ah ! ricana-t-il, ça, le lustre… je veux bien te le dire !… Le lustre, ça n’est pas moi !… Il était très usé, le lustre… »

Quand il riait, Erik était plus effrayant encore. Il sauta dans la barque en ricanant d’une façon si sinistre que je ne pus m’empêcher de trembler.

« Très usé, cher Daroga ! [1] Très usé, le lustre… Il est tombé tout seul… Il a fait boum ! Et maintenant, un conseil, Daroga, va te sécher, si tu ne veux pas attraper un rhume de cerveau !… et ne remonte jamais dans ma barque… et surtout n’essaie pas d’entrer dans ma maison… je ne suis pas toujours là… Daroga ! Et j’aurais du chagrin à te dédier ma Messe des morts !  »

Ce disant et ricanant, il était debout à l’arrière de sa barque et godillait avec un balancement de singe. Il avait bien l’air alors du fatal nocher, avec ses yeux d’or en plus. Et puis, je ne vis bientôt plus que ses yeux et enfin il disparut dans la nuit du lac.

C’est à partir de ce jour que je renonçai à pénétrer dans sa demeure par le lac ! Évidemment, cette entrée-là était trop bien gardée, surtout depuis qu’il savait que je la connaissais. Mais je pensais bien qu’il devait s’en trouver une autre, car plus d’une fois j’avais vu disparaître Erik dans le troisième dessous, alors que je le surveillais et sans que je pusse imaginer comment. Je ne saurais trop le répéter, depuis que j’avais retrouvé Erik, installé à l’Opéra, je vivais dans une perpétuelle terreur de ses horribles fantaisies, non point en ce qui pouvait me concerner, certes, mais je redoutais tout de lui pour les autres[2]. Et quand il arrivait quelque accident, quelque événement fatal, je ne manquais point de me dire : « C’est peut-être Erik !… » comme d’autres disaient autour de moi : « C’est le Fantôme !… » Que de fois n’ai-je point entendu prononcer cette phrase par des gens qui souriaient ! Les malheureux ! s’ils avaient su que ce fantôme existait en chair et en os et était autrement terrible que l’ombre vaine qu’ils évoquaient, je jure bien qu’ils eussent cessé de se moquer !… S’ils avaient su seulement ce dont Erik était capable, surtout dans un champ de manœuvre comme l’Opéra !… Et s’ils avaient connu le fin fond de ma pensée redoutable !…

Pour moi, je ne vivais plus… Bien qu’Erik m’eût annoncé fort solennellement qu’il avait bien changé et qu’il était devenu le plus vertueux des hommes, depuis qu’il était aimé pour lui-même, phrase qui me laissa sur le coup affreusement perplexe, je ne pouvais m’empêcher de frémir en songeant au monstre. Son horrible, unique et repoussante laideur le mettait au ban de l’humanité, et il m’était apparu bien souvent qu’il ne se croyait plus, par cela même, aucun devoir vis-à-vis de la race humaine. La façon dont il m’avait parlé de ses amours n’avait fait qu’augmenter mes transes, car je prévoyais dans cet événement auquel il avait fait allusion sur un ton de hâblerie que je lui connaissais, la cause de drames nouveaux et plus affreux que tout le reste. Je savais jusqu’à quel degré de sublime et de désastreux désespoir pouvait aller la douleur d’Erik, et les propos qu’il m’avait tenus — vaguement annonciateurs de la plus horrible catastrophe — ne cessaient point d’habiter ma pensée redoutable.

D’autre part, j’avais découvert le bizarre commerce moral qui s’était établi entre le monstre et Christine Daaé. Caché dans la

  1. Daroga, en Perse, commandant général de la police du gouvernement.
  2. Ici le Persan aurait pu avouer que le sort d’Erik l’intéressait également pour lui-même, car il n’ignorait point que si le gouvernement de Téhéran eût appris qu’Erik était encore vivant, c’en était fait de la modeste pension de l’ancien Daroga. Il est juste, du reste, d’ajouter que le Persan avait un cœur noble et généreux et nous ne doutons point que les catastrophes qu’il redoutait pour les autres n’aient occupé fortement son esprit. Sa conduite, du reste, dans toute cette affaire, le prouve suffisamment et est au-dessus de tout éloge.