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LE FANTÔME DE L’OPÉRA

lier, les bras en croix. Raoul, en passant ses doigts à travers le cloisonnement qui le cachait, eût pu toucher la main de l’un de ces malheureux.

« Silence ! » fit encore le Persan dans un souffle.

Lui aussi avait vu les corps étendus et il eut un mot pour tout expliquer : « Lui ! »

La voix du commissaire se faisait alors entendre avec plus d’éclat. Il réclamait des explications sur le système d’éclairage, que le régisseur lui donnait. Le commissaire devait donc se trouver dans le « jeu d’orgue » ou dans ses dépendances. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, surtout quand il s’agit d’un théâtre d’opéra, le « jeu d’orgue » n’est nullement destiné à faire de la musique.

À cette époque, l’électricité n’était employée que pour certains effets scéniques très restreints et pour les sonneries. L’immense bâtiment et la scène elle-même étaient encore éclairés au gaz et c’était toujours avec le gaz hydrogène qu’on réglait et modifiait l’éclairage d’un décor, et cela au moyen d’un appareil spécial auquel la multiplicité de ses tuyaux a fait donner le nom de « jeu d’orgue ».

Une niche était réservée à côté du trou du souffleur, au chef d’éclairage qui, de là, donnait ses ordres à ses employés et en surveillait l’exécution. C’est dans cette niche que, à toutes les représentations, se tenait Mauclair.

Or, Mauclair n’était point dans sa niche et ses employés n’étaient point à leur place.

« Mauclair ! Mauclair ! »

La voix du régisseur résonnait maintenant dans les dessous comme dans un tambour. Mais Mauclair ne répondait pas.

Nous avons dit qu’une porte ouvrait sur un petit escalier qui montait du deuxième dessous. Le commissaire la poussa, mais elle résista : « Tiens ! Tiens ! fit-il… Voyez donc, monsieur le régisseur, je ne peux pas ouvrir cette porte… est-elle toujours aussi difficile ? »

Le régisseur, d’un vigoureux coup d’épaule, poussa la porte. Il s’aperçut qu’il poussait en même temps un corps humain et ne put retenir une exclamation : ce corps, il le reconnut tout de suite :

« Mauclair ! »

Tous les personnages qui avaient suivi le commissaire dans cette visite au jeu d’orgue s’avancèrent, inquiets.

« Le malheureux ! Il est mort », gémit le régisseur.

Mais M. le commissaire Mifroid, que rien ne surprend, était déjà penché sur ce grand corps.

« Non, fit-il, il est ivre mort ! ça n’est pas la même chose.

— Ce serait la première fois, déclara le régisseur.

— Alors, on lui a fait prendre un narcotique… C’est bien possible. »

Mifroid se releva, descendit encore quelques marches et s’écria :

« Regardez ! »

À la lueur d’un petit fanal rouge, au bas de l’escalier, deux autres corps étaient étendus. Le régisseur reconnut les aides de Mauclair… Mifroid descendit, les ausculta.

« Ils dorment profondément, dit-il. Très curieuse affaire ! Nous ne pouvons plus douter de l’intervention d’un inconnu dans le service de l’éclairage… et cet inconnu travaillait évidemment pour le ravisseur !… Mais quelle drôle d’idée de ravir une artiste en scène !… C’est jouer la difficulté, cela, ou je ne m’y connais pas ! Qu’on aille me chercher le médecin du théâtre. »

Et M. Mifroid répéta :

« Curieuse ! très curieuse affaire ! »

Puis il se tourna vers l’intérieur de la petite pièce, s’adressant à des personnes que, de l’endroit où ils se trouvaient, ni Raoul ni le Persan ne pouvaient apercevoir.

« Que dites-vous de tout ceci, messieurs ? demanda-t-il. Il n’y a que vous qui ne donnez point votre avis. Vous devez bien avoir cependant une petite opinion… »

Alors, au-dessus du palier, Raoul et le Persan virent s’avancer les deux figures effarées de MM. les directeurs, — on ne voyait que leurs figures au-dessus du palier — et ils entendirent la voix émue de Moncharmin :

« Il se passe ici, monsieur le commissaire, des choses que nous ne pouvons nous expliquer. »

Et les deux figures disparurent.

« Merci du renseignement, messieurs », fit Mifroid, goguenard.