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LE MYSTÈRE DES TRAPPES

ment la présence des billets, ils n’avaient ni cacheté l’enveloppe ni même collé celle-ci. Il se rassura en constatant qu’ils étaient tous là, fort authentiques. Il les réunit dans la poche de la basque et les épingla avec grand soin.

Après quoi il s’assit derrière la basque qu’il ne quitta plus du regard, pendant que Richard, assis à son bureau, ne faisait pas un mouvement.

« Un peu de patience, Richard, commanda Moncharmin, nous n’en avons plus que pour quelques minutes… La pendule va bientôt sonner les douze coups de minuit. C’est aux douze coups de minuit que la dernière fois nous sommes partis.

— Oh ! j’aurai toute la patience qu’il faudra ! »

L’heure passait, lente, lourde, mystérieuse, étouffante. Richard essaya de rire.

« Je finirai par croire, fit-il, à la toute-puissance du fantôme. Et en ce moment, particulièrement, ne trouves-tu pas qu’il y a dans l’atmosphère de cette pièce un je ne sais quoi qui inquiète, qui indispose, qui effraie ?

— C’est vrai, avoua Moncharmin, qui était réellement impressionné.

— Le fantôme ! reprit Richard à voix basse et comme s’il craignait d’être entendu par d’invisibles oreilles… le fantôme ! Si tout de même c’était un fantôme qui frappait naguère sur cette table les trois coups secs que nous avons fort bien entendus… qui y dépose les enveloppes magiques… qui parle dans la loge n° 5… qui tue Joseph Buquet… qui décroche le lustre… et qui nous vole ! car enfin ! car enfin ! car enfin ! Il n’y a que toi ici et moi !… et si les billets disparaissent sans que nous y soyons pour rien, ni toi, ni moi… il va bien falloir croire au fantôme… au fantôme… »


À ce moment, la pendule, sur la cheminée, fit entendre son déclenchement et le premier coup de minuit sonna.

Les deux directeurs frissonnèrent. Une angoisse les étreignait, dont ils n’eussent pu dire la cause et qu’ils essayaient en vain de combattre.

La sueur coulait sur leurs fronts. Et le douzième coup résonna singulièrement à leurs oreilles.

Quand la pendule se fut tue, ils poussèrent un soupir et se levèrent.

« Je crois que nous pouvons nous en aller, fit Moncharmin.

— Je le crois, obtempéra Richard.

— Avant de partir, tu permets que je regarde dans ta poche ?

— Mais comment donc ! Moncharmin ! il le faut !

« Eh bien ? demanda Richard à Moncharmin, qui tâtait.

— Eh bien, je sens toujours l’épingle.

— Évidemment, comme tu le disais fort bien, on ne peut plus nous voler sans que je m’en aperçoive. »

Mais Moncharmin, dont les mains étaient toujours occupées autour de la poche, hurla :

« Je sens toujours l’épingle, mais je ne sens plus les billets.

— Non ! ne plaisante pas, Moncharmin !… Ça n’est pas le moment.

— Mais, tâte toi-même. »

D’un geste, Richard s’est défait de son habit. Les deux directeurs s’arrachent la poche !… La poche est vide.

Le plus curieux est que l’épingle est restée piquée à la même place.

Richard et Moncharmin pâlissaient. Il n’y avait plus à douter du sortilège.

« Le fantôme », murmure Moncharmin.

Mais Richard bondit soudain sur son collègue.

« Il n’y a que toi qui as touché à ma poche !… Rends-moi mes vingt mille francs !… Rends-moi mes vingt mille francs !…

— Sur mon âme, soupire Moncharmin qui semble prêt à se pâmer… je te jure que je ne les ai pas… »

Et comme on frappait encore à la porte, il alla l’ouvrir marchant d’un pas quasi automatique, semblant à peine reconnaître l’administrateur Mercier, échangeant avec lui des propos quelconques, ne comprenant rien à ce que l’autre lui disait ; et déposant, d’un geste inconscient, dans la main de ce fidèle serviteur complètement ahuri, l’épingle de nourrice qui ne pouvait plus lui servir de rien…