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LE FANTÔME DE L’OPÉRA

vicomte Raoul de Chagny ; quant à moi, je ne le crois pas, attendu que ce soir-là comme les autres soirs, le vicomte de Chagny avait un chapeau haut-de-forme, qu’on a, du reste, retrouvé. Je pense plutôt que cette ombre était celle du fantôme qui était au courant de tout comme on va le voir tout de suite.

On jouait Faust, comme par hasard. La salle était des plus brillantes. Le faubourg était magnifiquement représenté. À cette époque, les abonnés ne cédaient point, ne louaient ni ne sous-louaient, ni ne partageaient leurs loges avec la finance ou le commerce ou l’étranger. Aujourd’hui, dans la loge du marquis un tel qui conserve toujours ce titre : loge du marquis un tel, puisque le marquis en est, de par contrat, titulaire, dans cette loge, disons-nous, se prélasse tel marchand de porc salé et sa famille, — ce qui est le droit du marchand de porc puisqu’il paie la loge du marquis. — Autrefois, ces mœurs étaient à peu près inconnues. Les loges d’Opéra étaient des salons où l’on était à peu près sûr de rencontrer ou de voir des gens du monde qui, quelquefois, aimaient la musique.

Toute cette belle compagnie se connaissait, sans pour cela se fréquenter nécessairement. Mais on mettait tous les noms sur les visages et la physionomie du comte de Chagny n’était ignorée de personne.

L’écho paru le matin dans l’Époque avait dû déjà produire son petit effet, car tous les yeux étaient tournés vers la loge où le comte Philippe, d’apparence fort indifférente et de mine insouciante, se trouvait tout seul. L’élément féminin de cette éclatante assemblée paraissait singulièrement intrigué et l’absence du vicomte donnait lieu à cent chuchotements derrière les éventails. Christine Daaé fut accueillie assez froidement. Ce public spécial ne lui pardonnait point d’avoir regardé si haut.

La diva se rendit compte de la mauvaise disposition d’une partie de la salle, et en fut troublée.

Les habitués, qui se prétendaient au courant des amours du vicomte, ne se privèrent pas de sourire à certains passages du rôle de Marguerite. C’est ainsi qu’ils se retournèrent ostensiblement vers la loge de Philippe de Chagny quand Christine chanta la phrase : « Je voudrais bien savoir quel était ce jeune homme, si c’est un grand seigneur et comment il se nomme. »

Le menton appuyé sur sa main, le comte ne semblait point prendre garde à ces manifestations. Il fixait la scène ; mais la regardait-il ? Il paraissait loin de tout…


De plus en plus, Christine perdait toute assurance. Elle tremblait. Elle allait à une catastrophe… Carolus Fonta se demanda si elle n’était pas souffrante, si elle pourrait tenir en scène jusqu’à la fin de l’acte qui était celui du jardin. Dans la salle, on se rappelait le malheur arrivé, à la fin de cet acte, à la Carlotta, et le « couac » historique qui avait momentanément suspendu sa carrière à Paris.

Justement, la Carlotta fit alors son entrée dans une loge de face, entrée sensationnelle. La pauvre Christine leva les yeux vers ce nouveau sujet d’émoi. Elle reconnut sa rivale. Elle crut la voir ricaner. Ceci la sauva. Elle oublia tout, pour, une fois de plus, triompher.

À partir de ce moment, elle chanta de toute son âme. Elle essaya de surpasser tout ce qu’elle avait fait jusqu’alors et elle y parvint. Au dernier acte, quand elle commença d’invoquer les anges et de se soulever de terre, elle entraîna dans une nouvelle envolée toute la salle frémissante, et chacun put croire qu’il avait des ailes.

À cet appel surhumain, au centre de l’amphithéâtre, un homme s’était levé et restait debout, face à l’actrice, comme si d’un même mouvement il quittait la terre… C’était Raoul.


 Anges purs ! Anges radieux !
 Anges purs ! Anges radieux !


Et Christine, les bras tendus, la gorge embrasée, enveloppée dans la gloire de sa chevelure dénouée sur ses épaules nues, jetait la clameur divine :


Portez mon âme au sein des cieux !…


C’est alors que, tout à coup, une brusque obscurité se fit sur le théâtre. Cela fut si rapide que les spectateurs eurent à peine le temps de